PRIVILEGIA NE IRROGANTO di
Mauro Novelli BIBLIOTECA
(1596 - 1650)
TOUCHANT LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DANS LES QUELLES
L'EXISTENCE DE DIEUX ET LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'AME ET LE CORPS DE
L'HOMME SONT DÉMONTRÉE
Rescogitans
Philosophical Library
SOURCES
This electronic edition of the Méditations
métaphisiques (translated from Latin by the Duke of Luynes and
originally published in French in 1647) was autonomously implemented by
Rescogitans following the text included in Méditations métaphisiques -
Textes choisis, edited by Florence Khoddos, PUF, Paris 1956. The
Rescogitans electronic edition does not include Objections et Réponses,
as well as the critical notes present in the PUF edition.
PRÉFACE
J'ai déjà touché ces deux
questions de Dieu et de l'âme humaine dans le Discours français que je mis en
lumière en l'année 1637, touchant la méthode pour bien conduire sa
raison et chercher la vérité dans les sciences, non pas à dessein d'en
traiter alors à fond, mais seulement comme en passant, afin d'apprendre,
par le jugement qu'on en ferait, de quelle sorte j'en devrais traiter par
après; car elles m'ont toujours semblé être d'une telle importance
que je jugeais qu'il était à propos d'en parler plus d'une fois; et le
chemin que je tiens pour les expliquer est si peu battu et si éloigné de la
route ordinaire, que je n'ai pas cru qu'il fût utile de le montrer en
français et dans un discours qui pût être lu de tout le monde, de
peur que les faibles esprits ne crussent qu'il leur fût permis de tenter
cette voie.
Or, ayant prié dans ce Discours de
la Méthode tous ceux qui auraient trouvé dans mes écrits quelque chose digne de
censure de me faire la faveur de m'en avertir, on ne m'a rien objecté de
remarquable que deux choses sur ce que j'avais dit touchant ces deux questions,
auxquelles je veux répondre ici en peu de mots avant que d'entreprendre leur
explication plus exacte
La première est qu'il ne
s'ensuit pas de ce que l'esprit humain, faisant réflexion sur soi-même,
ne se connaît être autre chose qu'une chose qui pense, que sa nature ou
son essence ne soit seulement que de penser; en telle sorte que ce mot seulement
exclue toutes les autres choses qu'on pourrait peut-être aussi dire
appartenir à la nature de l'âme
A laquelle objection je répond que
ce n'a point aussi été en ce lieu-là mon intention de les exclure selon
l'ordre de la vérité de la chose (de laquelle je ne traitais pas alors), mais
seulement selon l'ordre de ma pensée; si bien que mon sens était que je ne
connaissais rien que je susse appartenir à mon essence, sinon que
j'étais une chose qui pense, ou une chose qui a en soi la faculté de penser. Or
je ferai voir ci-après comment, de ce que je ne connais rien autre chose
qui appartienne à mon essence, il s'ensuit qu'il n'y a aussi rien autre
chose qui en effet lui appartienne.
La seconde est qu'il ne s'ensuit
pas, de ce que j'ai en moi l'idée d'une chose plus parfaite que je ne suis, que
cette idée soit plus parfaite que moi, et beaucoup moins que ce qui est
représenté par cette idée existe.
Mais je réponds que dans ce mot d'idée
il y a ici de l'équivoque; car, ou il peut être pris matériellement
pour une opération de mon entendement, et en ce sens on ne peut pas dire
qu'elle soit plus parfaite que moi; ou il peut être pris objectivement
pour la chose qui est représentée par cette opération, laquelle, quoiqu'on ne
suppose point qu'elle existe hors de mon entendement, peut néanmoins être
plus parfaite que moi, à raison de mon essence. Or, dans la suite de ce
traité, je ferai voir plus amplement comment de cela seulément que j'ai en moi
l'idée d'une chose plus parfaite que moi, il s'ensuit que cette chose existe
véritablement.
De plus, j'ai vu aussi deux autres
écrits assez amples sur cette matière, mais qui ne combattaient pas tant
mes raisons que mes conclusions, et ce par des arguments tirés des lieux
communs des athées. Mais parce que ces sortes d'arguments ne peuvent faire
aucune impression dans l'esprit de ceux qui entendront bien mes raisons, et que
les jugements de plusieurs sont si faibles et si peu raisonnables qu'ils se
laissent bien plus souvent persuader par les premières opinions qu'ils
auront eues d'une chose, pour fausses et éloignées de la raison qu'elles
puissent être, que par une solide et véritable, mais postérieurement
entendue, réfutation de leurs opinions, je ne veux point ici y répondre, de
peur d'être premièrement obligé de les rapporter.
Je dirai seulement en général que
tout ce que disent les athées pour combattre l'existence de Dieu dépend
toujours, ou de ce que l'on feint dans Dieu des affections humaines, ou de ce
qu'on attribue à nos esprits tant de force et de sagesse que nous avons
bien la présomption de vouloir déterminer et comprendre ce que Dieu peut et
doit faire; de sorte que tout ce qu'ils disent ne nous donnera aucune
difficulté, pourvu seulement que nous nous ressouvenions que nous devons
considérer nos esprits comme des choses finies et limitées, et Dieu comme un
être infini et incompréhensible.
Maintenant, après avoir
suffisamment reconnu les sentiments des hommes, j'entreprends derechef de
traiter de Dieu et de l'âme humaine, et ensemble de jeter les fondements de la
philosophie première; mais sans en attendre aucune louange du vulgaire,
ni espérer que mon livre soit vu de plusieurs. Au contraire, je ne conseillerai
jamais à personne de le lire, sinon ceux qui voudront avec moi méditer
sérieusement, et qui pourront détacher leur esprit du commerce des sens et le
délivrer entièrement de toutes sortes de préjugés, lesquels je ne sais
que trop être en fort petit nombre. Mais pour ceux qui, sans se soucier
beaucoup de l'ordre et de la liaison de mes raisons, s'amuseront à
épiloguer sur chacune des parties, comme font plusieurs, ceux-là,
dis-je, ne feront pas grand profit de la lecture de ce traité; et bien que
peut-être ils trouvent occasion de pointiller en plusieurs lieux,
à grand'peine pourront-ils objecter rien de pressant, ou qui soit digne
de réponse.
Et d'autant que je ne promets pas
aux autres de les satisfaire de prime d'abord, et que je ne présume pas tant de
moi que de croire pouvoir prévoir tout ce qui pourra faire de la difficulté
à chacun, j'exposerai premièrement dans ces Méditations les
mêmes pensées par lesquelles je me persuade être parvenu à
une certaine et évidente connaissance de la vérité, afin de voir si, par les
mêmes raisons qui m'ont persuadé, je pourrai aussi en persuader d'autres;
et après cela je répondrai aux objections qui m'ont été faites par des
personnes d'esprit et de doctrine, à qui j'avais envoyé mes Méditations
pour être examinées avant que de les mettre sous la presse; car ils m'en
ont fait un si grand nombre et de si différentes, que j'ose bien me promettre
qu'il sera difficile à un autre d'en proposer aucunes qui soient de
conséquence, qui n'aient point été touchées.
C'est pourquoi je supplie ceux qui
désireront lire ces Méditations de n'en former aucun jugement que
premièrement ils ne se soient donné la peine de lire toutes ces
objections, et les réponses que j'y ai faites.
ÉPITRE
a messieurs les doyen et docteurs
de la sacrée faculté de théologie de paris
Messieurs,
La raison qui me porte à vous
présenter cet ouvrage est si juste, et quand vous en connaîtrez le dessein, je
m'assure que vous en aurez aussi une si juste de le prendre en votre
protection, que je pense ne pouvoir mieux faire pour vous le rendre en quelque
sorte recommandable, qu'en vous disant en peu de mots ce que je m'y suis
proposé. J'ai toujours estimé que ces deux questions de Dieu et de l'âme,
étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par
les raisons de la Philosophie que de la Théologie: Car bien qu'il nous suffise
à nous autres qui sommes fidèles, de croire par la Foi qu'il y a
un Dieu, et que l'âme humaine ne meurt point avec le corps; certainement il ne
semble pas possible de pouvoir jamais persuader aux Infidèles aucune
Religion, ni quasi même aucune vertu Morale, si premièrement on ne
leur prouve ces deux choses par raison naturelle; et d'autant qu'on propose
souvent en cette vie de plus grandes récompenses pour les vices que pour les
vertus, peu de personnes préféreraient le juste à l'utile, si elles
n'étaient retenues, ni par la crainte de Dieu, ni par l'attente d'une autre
vie. Et quoi qu'il soit absolument vrai, qu'il faut croire qu'il y a un Dieu,
parce qu'il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d'autre part
qu'il faut croire les Saintes Écritures, parce qu'elles viennent de Dieu; et
cela pour ce que la Foi étant un don de Dieu, celui-là même qui
donne la grâce pour faire croire les autres choses, la peut aussi donner pour
nous faire croire qu'il existe: on ne saurait néanmoins proposer cela aux
Infidèles, qui pourraient s'imaginer que l'on commettrait en ceci la
faute que les Logiciens nomment un Cercle,
Et de vrai, j'ai pris garde que vous
autres Messieurs, avec tous les Théologiens, n'assuriez pas seulement que
l'existence de Dieu se peut prouver par raison naturelle; mais aussi que l'on
infère de la Sainte Écriture, que sa connaissance est beaucoup plus
claire que celle que l'on a de plusieurs choses créées, et qu'en effet, elle
est si facile, que ceux qui ne l'ont point sont coupables. Comme il paraît par
ces paroles de la Sagesse, chapitre 13, où il est dit, que leur
ignorance n'est point pardonnable; car si leur esprit a pénétré si avant dans
la connaissance des choses du monde, comment est-il possible qu'ils n'en aient
point trouvé plus facilement le souverain Seigneur? Et aux Romains,
chapitre premier, il est dit qu'ils sont inexcusables; et encore au
même endroit par ces paroles, ce qui est connu de Dieu est manifeste
dans eux, il semble que nous soyons avertis, que tout ce qui se peut savoir
de Dieu peut être montré par des raisons qu'il n'est pas besoin de
chercher ailleurs que dans nous-mêmes, et que notre esprit seul est
capable de nous fournir. C'est pourquoi j'ai pensé qu'il ne serait point hors
de propos, que je fisse voir ici par quels moyens cela se peut faire, et quelle
voie il faut tenir, pour arriver à la connaissance de Dieu avec plus de
facilité et de certitude, que nous ne connaissons les choses de ce monde.
Et pour ce qui regarde l'âme,
quoique plusieurs aient cru qu'il n'est pas aisé d'en connaître la nature, et
que quelques-uns aient même osé dire que les raisons humaines nous
persuadaient qu'elle mourait avec le corps, et qu'il n'y avait que la seule foi
qui nous enseignât le contraire, néanmoins, d'autant que le concile de Latran,
tenu sous Léon X, en la session 8, les condamne, et qu'il ordonne expressément
aux philosophes chrétiens de répondre à leurs arguments et d'employer toutes
les forces de leur esprit pour faire connaître la vérité, j'ai bien osé
l'entreprendre dans cet écrit. Davantage, sachant que la principale raison qui
fait que plusieurs impies ne veulent point croire qu'il y a un Dieu, et que
l'âme humaine est distincte du corps, est qu'ils disent que personne jusqu'ici
n'a pu démontrer ces deux choses; quoique je ne sois point de leur opinion,
mais qu'au contraire je tienne que la plus part des raisons qui ont été
apportées par tant de grands personnages touchant ces deux questions sont
autant de démonstrations quand elles sont bien entendues, et qu'il soit presque
impossible d'en inventer de nouvelles: si est-ce que je crois qu'on ne saurait
rien faire de plus utile en la Philosophie, que d'en rechercher une fois curieusement,
et avec soin, les meilleures et plus solides, et les disposer en un ordre si
clair et si exact, qu'il soit constant désormais à tout le monde, que ce
sont de véritables démonstrations. Et enfin d'autant que plusieurs personnes
ont désiré cela de moi, qui ont connaissance que j'ai cultivé une certaine
méthode pour résoudre toutes sortes de difficultés dans les sciences; méthode
qui de vrai n'est pas nouvelle, n'y ayant rien de plus ancien que la vérité,
mais de laquelle ils savent que je me suis servi assez heureusement en d'autres
rencontres; j'ai pensé qu'il était de mon devoir de tenter quelque chose sur ce
sujet.
Or j'ai travaillé de tout mon
possible pour comprendre dans ce traité tout ce qui s'en peut dire. Ce n'est
pas que j'aie ici ramassé toutes les diverses raisons qu'on pourrait alléguer
pour servir de preuve à notre sujet: car je n'ai jamais cru que cela
fût nécessaire, sinon lorsqu'il n'y en a aucune qui soit certaine; mais
seulement j'ai traité les premières et principales d'une telle manière,
que j'ose bien les proposer pour de très évidentes et très
certaines démonstrations. Et je dirai de plus qu'elles sont telles, que je ne
pense pas qu'il y ait aucune voie par où l'esprit humain en puisse
jamais découvrir de meilleures; car l'importance de l'affaire et la gloire de
Dieu, à laquelle tout ceci se rapporte, me contraignent de parler ici un
peu plus librement de moi que je n'ai de coutume. Néanmoins, quelque certitude
et évidence que je trouve en mes raisons, je ne puis pas me persuader que tout
le monde soit capable de les entendre. Mais tout ainsi que dans la géométrie il
y en a plusieurs qui nous ont été laissées par Archimède, par
Apollonius, par Pappus et par plusieurs autres, qui sont reçues de tout le
monde pour très certaines et très évidentes parce qu'elles ne
contiennent rien qui, considéré séparément, ne soit très facile à
connaître, et qu'il n'y a point d'endroit où les conséquences ne cadrent
et ne conviennent fort bien avec les antécédents; néanmoins parce qu'elles sont
un peu longues; et qu'elles demandent un esprit tout entier, elles ne sont
comprises et entendues que de fort peu de personnes: de même, encore que
j'estime que celles dont je me sers ici, égalent, voire même surpassent
en certitude et évidence, les démonstrations de Géométrie, j'appréhende
néanmoins qu'elles ne puissent pas être assez suffisamment entendues de
plusieurs, tant parce qu'elles sont aussi un peu longues, et dépendantes les
unes des autres, que principalement, parce qu'elles demandent un esprit entièrement
libre de tous préjugés, et qui se puisse aisément détacher du commerce des
sens. Et en vérité, il ne s'en trouve pas tant dans le monde qui soient propres
pour les Spéculations Métaphysiques, que pour celles de Géométrie. Et de plus
il y a encore cette différence, que dans la Géométrie chacun étant prévenu de
l'opinion, qu'il ne s'y avance rien qui n'ait une démonstration certaine, ceux
qui n'y sont pas entièrement versés pèchent bien plus souvent en
approuvant de fausses démonstrations pour faire croire qu'ils les entendent,
qu'en réfutant les véritables. Il n'en est pas de même dans la
Philosophie, où chacun croyant que toutes ses propositions sont
problématiques, peu de personnes s'adonnent à la recherche de la vérité,
et même beaucoup se voulant acquérir la réputation de forts esprits, ne
s'étudient à autre chose qu'à combattre arrogamment les vérités
les plus apparentes.
C'est pourquoi, Messieurs, quelque
force que puissent avoir mes raisons, parce qu'elles appartiennent à la
Philosophie, je n'espère pas qu'elles fassent un grand effort sur les
esprits, si vous ne les prenez en votre protection. Mais l'estime que tout le
monde fait de votre Compagnie étant si grande, et le nom de Sorbonne d'une
telle autorité, que non seulement en ce qui regarde la Foi, après les
sacrés Conciles, on n'a jamais tant déféré au jugement d'aucune autre
Compagnie, mais aussi en ce qui regarde l'humaine philosophie, chacun croyant
qu'il n'est pas possible de trouver ailleurs plus de solidité et de
connaissance, ni plus de prudence et d'intégrité pour donner son jugement: je
ne doute point, si vous daignez prendre tant de soin de cet écrit, que de
vouloir premièrement le corriger: car ayant connaissance non seulement
de mon infirmité, mais aussi de mon ignorance, je n'oserais pas assurer qu'il
n'y ait aucunes erreurs; puis après y ajouter les choses qui y manquent,
achever celles qui ne sont pas parfaites, et prendre vous-mêmes la peine
de donner une explication plus ample à celles qui en ont besoin, ou du
moins de m'en avertir afin que j'y travaille et enfin, après que les
raisons par lesquelles je prouve qu'il y a un Dieu, et que l'âme humaine
diffère d'avec le corps, auront été portées jusques à ce point de
clarté et d'évidence, où je m'assure qu'on les peut conduire, qu'elles
devront être tenues pour de très exactes démonstrations, vouloir
déclarer cela même, et le témoigner publiquement; je ne doute point,
dis-je, que, si cela se fait, toutes les erreurs et fausses opinions qui ont
jamais été touchant ces deux questions, ne soient bientôt effacées de l'esprit
des hommes. Car la vérité fera que tous les doctes et gens d'esprit souscriront
à votre jugement; et votre autorité, que les Athées qui sont pour
l'ordinaire plus arrogants que doctes et judicieux, se dépouilleront de leur
esprit de contradiction, ou que peut-être ils soutiendront
eux-mêmes les raisons qu'ils verront être reçues par toutes les
personnes d'esprit pour des démonstrations, de peur qu'ils ne paraissent n'en
avoir pas l'intelligence: et enfin tous les autres se rendront aisément
à tant de témoignages, et il n'y aura plus personne qui ose douter de
l'existence de Dieu, et de la distinction réelle et véritable de l'âme humaine
d'avec le corps.
C'est à vous maintenant
à juger du fruit qui reviendrait de cette créance, si elle était une
fois bien établie, qui voyez les désordres que son doute produit: mais je
n'aurais pas ici bonne grâce de recommander davantage la cause de Dieu et de la
Religion, à ceux qui en ont toujours été les plus fermes Colonnes.
ABRÉGÉ
des six méditations suivantes
Dans la première je mets en
avant les raisons pour les quelles nous pouvons douter généralement de toutes
choses, et particulièrement des choses matérielles, au moins tant que
nous n'aurons point d'autres fondements dans les sciences que ceux que nous
avons eus jusqu'à présent. Or, bien que l'utilité d'un doute si général
ne paraisse pas d'abord, elle est toutefois en cela très grande, qu'il
nous délivre de toutes sortes de préjugés, et nous prépare un chemin très
facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens, et enfin en
ce qu'il fait qu'il n'est pas possible que nous puissions plus avoir aucun
doute, de ce que nous découvrirons après être véritable.
Dans la seconde, l'esprit, qui usant
de sa propre liberté suppose que toutes les choses ne sont point, de
l'existence desquelles il a le moindre doute, reconnaît qu'il est absolument
impossible que cependant il n'existe pas lui-même. Ce qui est aussi d'une
très grande utilité, d'autant que par ce moyen il fait aisément
distinction des choses qui lui appartiennent, c'est-à-dire à la
nature intellectuelle, et de celles qui appartiennent au corps. Mais parce
qu'il peut arriver que quelques-uns attendent de moi en ce lieu-là des
raisons pour prouver l'immortalité de l'âme j'estime les devoir maintenant
avertir, qu'ayant tâché de ne rien écrire dans ce traité, dont je n'eusse des
démonstrations très exactes, je me suis vu obligé de suivre un ordre
semblable à celui dont se servent les géomètres, savoir est,
d'avancer toutes les choses desquelles dépend la proposition que l'on cherche,
avant que d'en rien conclure.
Or la première et principale
chose qui est requise, avant que de connaître l'immortalité de l'âme, est d'en
former une conception claire et nette, et entièrement distincte de
toutes les conceptions que l'on peut avoir du corps: ce qui a été fait en ce
lieu-là. Il est requis, outre cela, de savoir que toutes les choses que
nous concevons clairement et distinctement sont vraies, selon que nous les
concevons: ce qui n'a pu être prouvé avant la quatrième
Méditation. De plus, il faut avoir une conception distincte de la nature
corporelle, laquelle se forme, partie dans cette seconde, et partie dans la
cinquième et sixième Méditation. Et enfin, l'on doit conclure de
tout cela que les choses que l'on conçoit clairement et distinctement
être des substances différentes, comme l'on conçoit l'esprit et le corps,
sont en effet des substances diverses, et réellement distinctes les unes d'avec
les autres: et c'est ce que l'on conclut dans la sixième Méditation. Et
en la même aussi cela se confirme, de ce que nous ne concevons aucun
corps que comme divisible, au lieu que l'esprit, ou l'âme de l'homme, ne se
peut concevoir que comme indivisible: car, en effet, nous ne pouvons concevoir
la moitié d'aucune âme, comme nous pouvons faire du plus petit de tous les
corps; en sorte que leurs natures ne sont pas seulement reconnues diverses,
mais même en quelque façon contraires. Or il faut qu'ils sachent que je
ne me suis pas engagé d'en rien dire davantage en ce traité-ci, tant parce que
cela suffit pour montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort
de l'âme ne s'ensuit pas, et ainsi pour donner aux hommes l'espérance d'une
seconde vie après la mort; comme aussi parce que les prémisses
desquelles on peut conclure l'immortalité de l'âme, dépendent de l'explication
de toute la physique: premièrement, afin de savoir que généralement
toutes les substances, c'est-à-dire toutes les choses qui ne peuvent
exister sans être créées de Dieu, sont de leur nature incorruptibles, et
ne peuvent jamais cesser d'être, si elles ne sont réduites au néant pas
ce même Dieu qui leur veuille dénier son concours ordinaire. Et ensuite,
afin que l'on remarque que le corps, pris en général, est une substance, c'est
pourquoi aussi il ne périt point; mais que le corps humain, en tant qu'il
diffère des autres corps, n'est formé et composé que d'une certaine
configuration de membres, et d'autres semblables accidents; et l'âme humaine,
au contraire, n'est point ainsi composée d'aucuns accidents, mais est une pure
substance. Car encore que tous ses accidents se changent, par exemple, qu'elle
conçoive de certaines choses, qu'elle en veuille d'autres, qu'elle en sente
d'autres, etc., c'est pourtant toujours la même âme; au lieu que le corps
humain n'est plus le même, de cela seul que la figure de quelques-unes de
ses parties se trouve changée. D'ou il s'ensuit que le corps humain peut
facilement périr, mais que l'esprit, ou l'âme de l'homme (ce que je ne distingue
point), est immortelle de sa nature.
Dans la troisième Méditation,
il me semble que j'ai expliqué assez au long le principal argument dont je me
sers pour prouver l'existence de Dieu. Toutefois afin que l'esprit du lecteur
se pût plus aisément abstraire des sens, je n'ai point voulu me servir en
ce lieu-là d'aucunes comparaisons tirées des choses corporelles, si bien
que peut-être il y est demeuré beaucoup d'obscurités, lesquelles, comme
j'espère, seront entièrement éclaircies dans les réponses que
j'ai faites aux objections qui m'ont depuis été proposées. Comme, par exemple,
il est assez difficile d'entendre, comment l'idée d'un être
souverainement parfait, laquelle se trouve en nous, contient tant de réalité
objective, c'est-à-dire participe par représentation à tant de
degrés d'être et de perfection; qu'elle doive nécessairement venir d'une
cause souverainement parfaite; mais je l'ai éclairci dans ces réponses par la
comparaison d'une machine fort artificielle, dont l'idée se rencontre dans
l'esprit de quelque ouvrier; car, comme l'artifice objectif de cette idée doit
avoir quelque cause, à savoir la science de l'ouvrier ou de quelque
autre duquel il l'ait apprise: de même il est impossible que l'idée de
Dieu qui est en nous; n'ait pas Dieu même pour sa cause.
Dans la quatrième, il est
prouvé que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement
sont toujours vraies; et ensemble est expliqué en quoi consiste la raison de
l'erreur, ou fausseté; ce qui doit nécessairement être su, tant pour
confirmer les vérités précédentes, que pour mieux entendre celles qui suivent.
Mais cependant il est à remarquer; que je ne traite nullement en ce
lieu-là du péché; c'est-à-dire de l'erreur qui se commet dans la
poursuite du bien et du mal: mais seulement de celle qui arrive dans le
jugement; et le discernement du vrai et du faux. Et que je n'entends point y
parler des choses qui appartiennent à la foi, ou à la conduite de
la vie, mais seulement de celles qui regardent les vérités spéculatives, et
connues par l'aide de la seule lumière naturelle.
Dans la cinquième; outre que
la nature corporelle prise en général y est expliquée, l'existence de Dieu y
est encore démontrée par de nouvelles raisons, dans lesquelles toutefois il se
peut rencontrer quelques difficultés, mais qui seront résolues dans les
réponses aux objections qui m'ont été faites; et aussi on y découvre de quelle
sorte il est véritable, que la certitude même des démonstrations
géométriques dépend de la connaissance d'un Dieu.
Enfin, dans la sixième, je
distingue l'action de l'entendement d'avec celle de l'imagination; les marques
de cette distinction y sont décrites; j'y montre que l'âme de l'homme est
réellement distincte du corps, et toutefois qu'elle lui est si étroitement
conjointe et unie qu'elle ne compose que comme une même chose avec lui.
Toutes les erreurs qui procèdent des sens y sont exposées, avec les
moyens de les éviter. Et enfin j'y apporte toutes les raisons desquelles on
peut conclure l'existence des choses matérielles: non que je les juge fort
utiles pour prouver ce qu'elles prouvent, à savoir, qu'il y a un monde,
que les hommes ont des corps, et autres choses semblables qui n'ont jamais été
mises en doute par aucun homme de bon sens; mais parce qu'en les considérant de
près, l'on vient à connaître qu'elles ne sont pas si fermes ni si
évidentes que celles qui nous conduisent à la connaissance de Dieu et de
notre âme, en sorte que celles-ci sont les plus certaines et les plus évidentes
qui puissent tomber en la connaissance de l'esprit humain, et c'est tout ce que
j'ai eu dessein de prouver dans ces six Méditations; ce qui fait que j'omets
ici beaucoup d'autres questions dont j'ai aussi parlé par occasion dans ce
traité.
PREMIÈRE MEDITATIONS
Des choses que l'on peut révoquer en
doute
Il y a déjà quelque temps que
je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu
quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé
sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et
incertain; de façon qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma
vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma
créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais
établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette
entreprise me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint
un âge qui fût si mûr, que je n'en pusse espérer d'autre
après lui, auquel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a
fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si
j'employais encore à délibérer le temps qu'il me reste pour agir.
Maintenant donc que mon esprit est
libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une
paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à
détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas
nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu'elles sont toutes
fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout; mais,
d'autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins
soigneusement m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas
entièrement certaines et indubitables, qu'à celles qui nous
paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j'y
trouverai, suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n'est pas
besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d'un travail
infini; mais parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi
tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes, sur lesquels
toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.
Tout ce que j'ai reçu jusqu'à
présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens, ou par les sens:
or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la
prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une
fois trompés.
Mais, encore que les sens nous
trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il
s'en rencontre peut-être beaucoup d'autres, desquelles on ne peut pas
raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen: par
exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de
chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et
comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient
à moi? Si ce n'est peut-être que je me compare à ces
insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires
vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois,
lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de
pourpre, lorsqu'ils sont tout nus; ou s'imaginent être des cruches, ou
avoir un corps de verre. Mais quoi? ce sont des fous, et je ne serais pas moins
extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.
Toutefois j'ai ici à
considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et
de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins
vraisemblables, que ces insensés, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il
arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que
j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit? Il me
semble bien a présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde
ce papier; que cette tête que je remue n'est point assoupie; que c'est
avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens:
ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout
ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent
trompé, lorsque je dormais par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur
cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants
ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la
veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel
qu'il est presque capable de me persuader que je dors.
Supposons donc maintenant que nous
sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci à savoir, que nous
ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains,
et choses semblables, ne sont que de fausses illusions; et pensons que
peut-être nos mains ni tout notre corps ne sont pas tels que nous les
voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont
représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures qui ne
peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque chose de réel
et de véritable; et qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales, à
savoir des yeux, une tête, des mains et tout un corps, ne sont pas choses
imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors
même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des
sirènes et des satyres, par des formes bizarres et extraordinaires, ne
leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures
entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et
composition des membres de divers animaux; ou bien si peut-être leur
imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau
que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous
représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes a tout le
moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables.
Et par la même raison, encore
que ces choses générales, à savoir un corps, des yeux, une tête,
des mains, et autres semblables, pussent être imaginaires, il faut
toutefois avouer qu'il y a des choses encore plus simples et plus universelles,
qui sont vraies et existantes; du mélange desquelles, ni plus ni moins que de
celui de quelques véritables couleurs, toutes ces images des choses qui
résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques,
sont formées. De ce genre de choses est la nature corporelle en général, et son
étendue; ensemble la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur, et
leur nombre; comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur
durée, et autres semblables.
C'est pourquoi peut-être que
de là nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la physique,
l'astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la
considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines; mais
que l'arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature, qui
ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre
beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n'y sont pas,
contiennent quelque chose de certain et d'indubitable. Car, soit que je veille
ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de
cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés; et il ne semble pas
possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d'aucune
fausseté ou d'incertitude.
Toutefois il y a longtemps que j'ai
dans mon esprit une certaine opinion, qu'il y a un Dieu qui peut tout, et par
qui j'ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que
ce Dieu n'ait point fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps
étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j'aie les
sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister
autrement que je le vois? Et même, comme je juge quelquefois que les
autres se méprennent, même dans les choses qu'ils pensent savoir avec le
plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les
fois que je fais l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés
d'un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut
imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n'a pas
voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est souverainement bon. Toutefois,
si cela répugnerait à sa bonté, de m'avoir fait tel que je me trompasse
toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire de
permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu'il ne
le permette.
Il y aura peut-être ici des
personnes qui aimeront mieux nier l'existence d'un Dieu si puissant, que de
croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons
pas pour le présent, et supposons en leur faveur que tout ce qui est dit ici
d'un Dieu soit une fable. Toutefois de quelque façon qu'ils supposent que je
sois parvenu à l'état et à l'être que je possède,
soit qu'ils l'attribuent à quelque destin ou fatalité, soit qu'ils le
réfèrent au hasard, soit qu'ils veuillent que ce soit par une
continuelle suite et liaison des choses, il est certain que puisque faillir et
se tromper est une espèce imperfection, d'autant moins puissant sera
l'auteur qu'ils attribueront à mon origine, d'autant plus sera-t-il
probable, que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours. Auxquelles
raisons je n'ai certes rien à répondre, mais je suis contraint d'avouer,
que, de toutes les opinions que j'avais autrefois reçues en ma créance pour
véritables, il n'y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non
par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très
fortes, et mûrement considérées: de sorte qu'il est nécessaire que
j'arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne
leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me
paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de
constant, et d'assuré dans les sciences.
Mais il ne suffit pas d'avoir fait
ces remarques, il faut encore que je prenne soin de m'en souvenir; car ces
anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le
long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper
mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. Et
je ne me désaccoutumerai jamais d'y acquiescer, et de prendre confiance en
elles, tant que je les considérerai telles qu'elles sont en effet, c'est
à savoir en quelque façon douteuses, comme je viens de montrer, et
toutefois fort probables, en sorte que l'on a beaucoup plus de raison de les
croire que de les nier. C'est pourquoi je pense que j'en userai plus prudemment,
si, prenant un parti contraire, j'emploie tous mes soins à me tromper
moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires;
jusques à ce qu'ayant tellement balancé mes préjugés, qu'ils ne puissent
faire pencher mon avis plus d'un côté que d'un autre, mon jugement ne soit plus
désormais maîtrisé par de mauvais usages et détourné du droit chemin qui le
peut conduire à la connaissance de la vérité. Car je suis assuré que
cependant il ne peut y avoir de péril ni d'erreur en cette voie, et que je ne
saurais aujourd'hui trop accorder à ma défiance, puisqu'il n'est pas
maintenant question d'agir, mais seulement de méditer et de connaître.
Je supposerai donc qu'il y a, non
point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain
mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son
industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les
couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous
voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour
surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point
de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns
sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai
obstinément attaché à cette pensée; et si, par ce moyen, il n'est pas en
mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout
le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je
prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune
fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce
grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne pourra jamais rien
imposer.
Mais ce dessein est pénible et
laborieux, et une certaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de
ma vie ordinaire. Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le
sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa
liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces
illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe
insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j'appréhende
de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui
succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter
quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne
fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui
viennent d'être agitées.
MÉDITATION SECONDE
De la nature de l'esprit humain
et qu'il est plus aisé à connaître que le corps
La méditation que je fis hier m'a
rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance
de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai
résoudre; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très
profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le
fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m'efforcerai néanmoins, et
suivrai derechef la même voie où j'étais entré hier, en
m'éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de
même que si je connaissais que cela fût absolument faux; et je
continuerai toujours dans ce chemin, jusqu'à ce que j'aie rencontré
quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose,
jusqu'à ce que j'aie appris certainement qu'il n'y a rien au monde de
certain.
Archimède, pour tirer le
globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait
rien qu'un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir
de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose
qui soit certaine et indubitable.
Je suppose donc que toutes les
choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout
ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun
sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne
sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être
estimé véritable? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au
monde de certain.
Mais que sais-je s'il n'y a point
quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de
laquelle on ne puisse avoir le moindre doute? N'y a-t-il point quelque Dieu, ou
quelque autre puissance qui me met en l'esprit ces pensées? Cela n'est pas
nécessaire; car peut-être que je suis capable de les produire de
moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose?
Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoins,
car que s'ensuit-il de là? Suis-je tellement dépendant du corps et des
sens que je ne puisse être sans eux? Mais je me suis persuadé qu'il n'y
avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre,
aucuns esprits ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je
n'étais point? Non certes; j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou
seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur
très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie
à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me
trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je
ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte
qu'après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes
choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je
suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la
prononce ou que je la conçois en mon esprit.
Mais je ne connais pas encore assez
clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis; de sorte que
désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas
imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre
dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus
évidente que toutes celles que j'ai eues auparavant.
C'est pourquoi je considérerai
derechef ce que je croyais être avant que j'entrasse dans ces
dernières pensées; et de mes anciennes opinions je retrancherai tout ce
qui peut être combattu par les raisons que j'ai tantôt alléguées, en
sorte qu'il ne demeure précisément rien que ce qui est entièrement
indubitable. Qu'est-ce donc que j'ai cru être ci-devant? Sans difficulté,
j'ai pensé que j'étais un homme. Mais qu'est-ce qu'un homme? Dirai-je que c'est
un animal raisonnable? Non, certes: car il me faudrait par après
rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable, et ainsi
d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d'autres plus
difficiles et embarrassées, et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de
loisir qui me reste, en l'employant à démêler de semblables
subtilités. Mais je m'arrêterai plutôt à considérer ici les
pensées qui naissaient ci-devant d'elles-mêmes en mon esprit, et qui ne
m'étaient inspirées que de ma seule nature, lorsque je m'appliquais à la
considération de mon être. Je me considérais, premièrement, comme
ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d'os et
de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom
de corps. Je considérais, outre cela, que je me nourrissais, que je marchais,
que je sentais et que je pensais, et je rapportais toutes ces actions à
l'âme; mais je ne m'arrêtais point à penser ce que c'était que
cette âme, ou bien, si je m'y arrêtais, j'imaginais qu'elle était quelque
chose extrêmement rare et subtile, comme un vent, une flamme ou un air
très délié, qui était insinué et répandu dans mes plus grossières
parties. Pour ce qui était du corps, je ne doutais nullement de sa nature; car
je pensais la connaître fort distinctement, et, si je l'eusse voulu expliquer
suivant les notions que j'en avais, je l'eusse décrite en cette sorte: par le
corps, j'entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure; qui
peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte
que tout autre corps en soit exclu; qui peut être senti, ou par
l'attouchement, ou par la vue, ou par l'ouïe, ou par le goût, ou par
l'odorat; qui peut être mû en plusieurs façons, non par
lui-même, mais par quelque chose d'étranger duquel il soit touché et dont
il reçoive l'impression. Car d'avoir en soi la puissance de se mouvoir, de
sentir et de penser, je ne croyais aucunement que l'on dût attribuer ces
avantages à la nature corporelle; au contraire, je m'étonnais plutôt de
voir que de semblables facultés se rencontraient en certains corps.
Mais moi, qui suis-je, maintenant
que je suppose qu'il y a quelqu'un qui est extrêmement puissant, et, si
je l'ose dire, malicieux et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son
industrie à me tromper? Puis-je m'assurer d'avoir la moindre de toutes
les choses que j'ai attribuées ci-dessus à la nature corporelle? Je
m'arrête à y penser avec attention, je passe et repasse toutes ces
choses en mon esprit, et je n'en rencontre aucune que je puisse dire être
en moi; il n'est pas besoin que je m'arrête à les dénombrer.
Passons donc aux attributs de l'âme, et voyons s'il y en a quelques-uns qui
soient en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher; mais s'il est
vrai que je n'aie point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni
me nourrir. Un autre est de sentir; mais on ne peut aussi sentir sans le corps:
outre que j'ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que
j'ai reconnu à mon réveil n'avoir point en effet senties. Un autre est
de penser, et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m'appartient:
elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j'existe: cela
est certain; mais combien de temps? A savoir autant de temps que je pense; car
peut-être même qu'il se pourrait faire, si je cessais de penser,
que je cesserais en même temps d'être ou d'exister. Je n'admets
maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai: je ne suis donc, précisément
parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement
ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'était auparavant
inconnue. Or je suis une chose vraie et vraiment existante; mais quelle chose?
Je l'ai dit: une chose qui pense. Et quoi davantage? J'exciterai encore mon
imagination pour voir si je ne suis point encore quelque chose de plus. Je ne
suis point cet assemblage de membres que l'on appelle le corps humain; je ne
suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres; je ne suis
point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre
et imaginer, puisque j'ai supposé que tout cela n'était rien, et que, sans
changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d'être certain
que je suis quelque chose.
Mais aussi peut-il arriver que ces
mêmes choses que je suppose n'être point, parce qu'elles me sont
inconnues, ne sont point en effet différentes de moi, que je connais? Je n'en
sais rien; je ne dispute pas maintenant de cela; je ne puis donner mon jugement
que des choses qui me sont connues: j'ai reconnu que j'étais, et je cherche
quel je suis, moi que j'ai reconnu être. Or il est très certain
que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne
dépend point des choses dont l'existence ne m'est pas encore connue; ni par
conséquent, et à plus forte raison, d'aucunes de celles qui sont feintes
et inventées par l'imagination. Et même ces termes de feindre et
d'imaginer m'avertissent de mon erreur; car je feindrais en effet, si
j'imaginais être quelque chose, puisque imaginer n'est autre chose que
contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle. Or je sais déjà
certainement que je suis, et que tout ensemble il se peut faire que toutes ces
images-là, et généralement toutes les choses que l'on rapporte à
la nature du corps, ne soient que des songes ou des chimères. En suite
de quoi je vois clairement que j'aurais aussi peu de raison en disant:
j'exciterai mon imagination pour connaître plus distinctement qui je suis, que
si je disais: je suis maintenant éveillé, et j'aperçois quelque chose de réel
et de véritable; mais, parce que je ne l'aperçois pas encore assez nettement,
je m'endormirai tout exprès, afin que mes songes me représentent cela
même avec plus de vérité et d'évidence. Et ainsi, je reconnais
certainement que rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de
l'imagination, n'appartient à cette connaissance que j'ai de
moi-même, et qu'il est besoin de rappeler et détourner son esprit de
cette façon de concevoir, afin qu'il puisse lui-même reconnaître bien
distinctement sa nature.
Mais qu'est-ce donc que je suis? Une
chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense? C'est-à-dire une
chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas,
qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n'est pas peu si toutes ces choses
appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n'y appartiendraient-elles pas?
Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins
entends et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-là
seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veux et désire
d'en connaître davantage, qui ne veux pas être trompé, qui imagine
beaucoup de choses, même quelquefois en dépit que j'en aie, et qui en sens
aussi beaucoup, comme par l'entremise des organes du corps? Y a-t-il rien de
tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain que je suis, et que
j'existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m'a donné
l'être se servirait de toutes ses forces pour m'abuser? Y a-t-il aussi
aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu'on
puisse dire être séparé de moi-même? Car il est de soi si évident
que c'est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin
de rien ajouter pour l'expliquer. Et j'ai aussi certainement la puissance
d'imaginer; car, encore qu'il puisse arriver (comme j'ai supposé auparavant)
que les choses que j'imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance
d'imaginer ne laisse pas d'être réellement en moi, et fait partie de ma
pensée. Enfin, je suis le même qui sens, c'est-à-dire qui reçois
et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu'en effet je vois
la lumière, j'ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l'on me dira
que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu'il soit ainsi; toutefois,
à tout le moins, il est très certain qu'il me semble que je vois,
que j'ouïs, et que je m échauffe; et c'est proprement ce qui en moi
s'appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n'est rien autre chose que
penser. D'où je commence a connaître quel je suis, avec un peu plus de
lumière et de distinction que ci-devant.
Mais je ne que puis empêcher
de croire que les choses corporelles, dont les images se forment par ma pensée,
et qui tombent sous le sens, ne soient plus distinctement connues que cette je
ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l'imagination:
quoiqu'en effet ce soit une chose bien étrange, que des choses que je trouve
douteuses et éloignées, soient plus clairement et plus facilement connues de
moi, que celles qui sont véritables et certaines, et qui appartiennent à
ma propre nature. Mais je vois bien ce que c'est: mon esprit se plaît de
s'égarer, et ne se peut encore contenir dans les justes bornes de la vérité.
Relâchons-lui donc encore une fois la bride, afin que, venant ci-après
à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus
facilement régler et conduire.
Commençons par la considération des
choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement,
à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends
pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire
plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce
morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore
perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de
l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur,
sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez,
il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire
connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je
parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur
s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il
devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on
le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle
après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le
peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant
de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai
remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous
le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouïe, se
trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être
était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni
cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur,
ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me
paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres.
Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en
cette sorte? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui
n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne
demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce
que cela: flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant
ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure
triangulaire? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de
recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins
parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette
conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette
extension? n'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle
augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement
fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage? Et je ne
concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne
pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que
je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne
saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire,
et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive; je dis ce morceau de
cire en particulier, car pour la cire en général il est encore plus évident. Or
quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou
l'esprit? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine,
et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est
à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit
n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a
jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une
inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme
elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à
présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en
elle, et dont elle est composée.
Cependant je ne me saurais trop
étonner, quand je considère combien mon esprit a de faiblesse, et de
pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore que sans parler je
considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois
m'arrêtent, et je suis presque trompé par les termes du langage
ordinaire; car nous disons que nous voyons la même cire si on nous la
présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a
même couleur et même figure; d'où je voudrais presque
conclure, que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule
inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des
hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de
dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la
cire, et cependant que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des
manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent
que par ressorts, mais je juge que ce sont de vrais hommes; et ainsi je
comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je
croyais voir de mes yeux.
Un homme qui tâche d'élever sa
connaissance au-delà du commun, doit avoir honte de tirer des occasions
de douter des formes et des termes de parler du vulgaire; j'aime mieux passer
outre, et considérer si je concevais avec plus d'évidence et de perfection ce
qu'était la cire lorsque je l'ai d'abord aperçue, et que j'ai cru la connaître
par le moyen des sens extérieurs, ou à tout le moins du sens commun,
ainsi qu'ils appellent, c'est-à-dire de la puissance imaginative, que je
ne la conçois à présent, après avoir plus exactement examiné ce
qu'elle est, et de quelle façon elle peut être connue. Certes il serait
ridicule de mettre cela en doute. Car, qu'y avait-il dans cette première
perception qui fût distinct et évident, et qui ne pourrait pas tomber en
même sorte dans le sens du moindre des animaux? Mais quand je distingue
la cire d'avec ses formes extérieures, et que, tout de même que si je lui
avais ôté ses vêtements, je la considère toute nue, certes, quoi
qu'il se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon jugement, je ne la
puis concevoir de cette sorte sans un esprit humain.
Mais enfin que dirai-je de cet
esprit, c'est-à-dire de moi-même? Car jusques ici je n'admets en
moi autre chose qu'un esprit. Que prononcerai-je, dis-je, de moi qui semble
concevoir avec tant de netteté et de distinction ce morceau de cire? Ne me connais-je
pas moi-même, non seulement avec bien plus de vérité et de certitude,
mais encore avec beaucoup plus de distinction et de netteté? Car si je juge que
la cire est, ou existe, de ce que je la vois, certes il suit bien plus
évidemment que je suis, ou que j'existe moi-même, de ce que je la vois.
Car il se peut faire que ce que je vois ne soit pas en effet de la cire; il
peut aussi arriver que je n'aie pas même des yeux pour voir aucune chose;
mais il ne se peut pas faire que lorsque je vois, ou (ce que je ne distingue plus)
lorsque je pense voir, que moi qui pense ne soit quelque chose. De même,
si je juge que la cire existe, de ce que je la touche, il s'ensuivra encore la
même chose, à savoir que je suis; et si je le juge de ce que mon
imagination me le persuade, ou de quelque autre cause que ce soit, je conclurai
toujours la même chose. Et ce que j'ai remarqué ici de la cire, se peut
appliquer à toutes les autres choses qui me sont extérieures, et qui se
rencontrent hors de moi.
Or si la notion et la connaissance
de la cire semble être plus nette et plus distincte, après qu'elle
a été découverte non seulement par la vue ou par l'attouchement, mais encore
par beaucoup d'autres causes, avec combien plus d'évidence, de distinction et
de netteté, me dois-je connaître moi-même, puisque toutes les raisons qui
servent à connaître et concevoir la nature de la cire, ou de quelque
autre corps, prouvent beaucoup plus facilement et plus évidemment la nature de
mon esprit? Et il se rencontre encore tant d'autres choses en l'esprit même,
qui peuvent contribuer à l'éclaircissement de sa nature, que celles qui
dépendent du corps, comme celles-ci, ne méritent quasi pas d'être
nombrées.
Mais enfin me voici insensiblement
revenu où je voulais; car, puisque c'est une chose qui m'est à
présent connue, qu'à proprement parler nous ne concevons les corps que
par la faculté d'entendre qui est en nous, et non point par l'imagination ni
par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou
que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la
pensée, je connais évidemment qu'il n'y a rien qui me soit plus facile à
connaître que mon esprit. Mais, parce qu'il est presque impossible de se
défaire si promptement d'une ancienne opinion, il sera bon que je m'arrête
un peu en cet endroit, afin que, par la longueur de ma méditation, j'imprime
plus profondément en ma mémoire cette nouvelle connaissance.
MÉDITATION TROISIÈME
De Dieu; qu'il existe
Je fermerai maintenant les yeux, je
boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j'effacerai même de
ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce
qu'à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme
fausses; et ainsi m'entretenant seulement moi-même, et considérant mon
intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus
familier à moi-même. Je suis une chose qui pense,
c'est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses,
qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui
imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j'ai remarqué ci-devant, quoique les
choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-être rien du tout hors
de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de
penser, que j'appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu'elles
sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. Et
dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais
véritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j'ai remarqué que je savais.
Maintenant je considérerai plus
exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d'autres
connaissances que je n'aie pas encore aperçues. Je suis certain que je suis une
chose qui pense, mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me
rendre certain de quelque chose? Dans cette première connaissance, il ne
se rencontre rien qu'une claire et distincte perception de ce que je connais;
laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m'assurer qu'elle est vraie, s'il
pouvait jamais arriver, qu'une chose que je concevrais ainsi clairement et
distinctement se trouvât fausse: et partant il me semble que déjà je
puis établir pour règle générale, que toutes les choses que nous
concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies.
Toutefois j'ai reçu et admis
ci-devant plusieurs choses comme très certaines et très
manifestes, lesquelles néanmoins j'ai reconnu par après être
douteuses et incertaines. Quelles étaient donc ces choses-là? C'était la
terre, le ciel, les astres, et toutes les autres choses que j'apercevais par
l'entremise de mes sens. Or qu'est-ce que je concevais clairement et
distinctement en elles? Certes rien autre chose sinon que les idées ou les
pensées de ces choses se présentaient à mon esprit. Et encore à
présent je ne nie pas que ces idées ne se rencontrent en moi. Mais il y avait
encore une autre chose que j'assurais, et qu'à cause de l'habitude que
j'avais à la croire, je pensais apercevoir très clairement,
quoique véritablement je ne l'aperçusse point, à savoir qu'il y avait
des choses hors de moi, d'où procédaient ces idées, et auxquelles elles
étaient tout à fait semblables. Et c'était en cela que je me trompais;
ou, si peut-être je jugeais selon la vérité, ce n'était aucune connaissance
que j'eusse, qui fût cause de la vérité de mon jugement.
Mais lorsque je considérais quelque
chose de fort simple et de fort facile touchant l'arithmétique et la géométrie,
par exemple que deux et trois joints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres
choses semblables, ne les concevais-je pas au moins assez clairement pour
assurer qu'elles étaient vraies? Certes si j'ai jugé depuis qu'on pouvait
douter de ces choses, ce n'a point été pour autre raison que parce qu'il me
venait en l'esprit que peut-être quelque Dieu avait pu me donner une
telle nature que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent
les plus manifestes. Mais toutes les fois que cette opinion ci-devant conçue de
la souveraine puissance d'un Dieu se présente à ma pensée, je suis
contraint d'avouer qu'il lui est facile, s'il le veut, de faire en sorte que je
m'abuse même dans les choses que je crois connaître avec une évidence
très grande. Et au contraire, toutes les fois que je me tourne vers les
choses que je pense concevoir clairement, je suis tellement persuadé par elles,
que de moi-même je me laisse emporter à ces paroles: Me trompe qui
pourra, si est-ce qu'il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tandis que
je penserai être quelque chose, ou que quelque jour il soit vrai que je
n'aie jamais été, étant vrai maintenant que je suis, ou bien que deux et trois
joints ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables, que je
vois clairement ne pouvoir être d'autre façon que je les conçois.
Et certes, puisque je n'ai aucune
raison de croire qu'il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et même que
je n'aie pas encore considéré celles qui prouvent qu'il y a un Dieu, la raison
de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien légère, et pour
ainsi dire métaphysique. Mais afin de la pouvoir tout à fait ôter, je
dois examiner s'il y a un Dieu, sitôt que l'occasion s'en présentera; et si je
trouve qu'il y en ait un, je dois aussi examiner s'il peut être trompeur;
car, sans la connaissance de ces deux vérités, je ne vois pas que je puisse
jamais être certain d'aucune chose. Et afin que je puisse avoir occasion
d'examiner cela sans interrompre l'ordre de méditer que je me suis proposé, qui
est de passer par degrés des notions que je trouverai les premières en
mon esprit à celles que j'y pourrai trouver par après, il faut
ici que je divise toutes mes pensées en certains genres, et que je
considère dans lesquels de ces genres il y a proprement de la vérité ou
de l'erreur.
Entre mes pensées, quelques-unes
sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que
convient proprement le nom d'idée: comme lorsque je me représente un homme, ou
une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D'autres, outre
cela, ont quelques autres formes: comme, lorsque je veux, que je crains, que
j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de
l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette
action à l'idée que j'ai de cette chose-là; et de ce genre de pensées,
les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements.
Maintenant, pour ce qui concerne les
idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne
les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à
proprement parler, être fausses; car soit que j'imagine une chèvre
ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre.
Il ne faut pas craindre aussi qu'il
se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés; car encore
que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais,
toutefois il n'est pas pour cela moins vrai que je les désire.
Ainsi il ne reste plus que les seuls
jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point
tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse
rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont
semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi; car
certainement, si je considérais seulement les idées comme de certains modes ou
façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose
d'extérieur, à peine me pourraient-elles donner occasion de faillir.
Or de ces idées les unes me semblent
être nées avec moi, les autres être étrangères et venir de
dehors, et les autres être faites et inventées par moi-même. Car,
que j'aie la faculté de concevoir ce que c'est qu'on nomme en général une
chose, ou une vérité, ou une pensée, il me semble que je ne tiens point cela
d'ailleurs que de ma nature propre; mais si j'ouïs maintenant quelque
bruit, si je vois le soleil, si je sens de la chaleur, jusqu'à cette
heure j'ai jugé que ces sentiments procédaient de quelques choses qui existent
hors de moi; et enfin il me semble que les sirènes, les hippogriffes et
toutes les autres semblables chimères sont des fictions et inventions de
mon esprit. Mais aussi peut-être me puis-je persuader que toutes ces
idées sont du genre de celles que j'appelle étrangères, et qui viennent
de dehors, ou bien qu'elles sont toutes nées avec moi, ou bien qu'elles ont
toutes été faites par moi; car je n'ai point encore clairement découvert leur
véritable origine. Et ce que j'ai principalement à faire en cet endroit
est de considérer, touchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui
sont hors de moi, quelles sont les raisons qui m'obligent à les croire
semblables à ces objets.
La première de ces raisons
est qu'il me semble que cela m'est enseigné par la nature; et la seconde, que
j'expérimente en moi-même que ces idées ne dépendent point de ma volonté;
car souvent elles se présentent à moi malgré moi, comme maintenant, soit
que je le veuille, soit que je ne le veuille pas, je sens de la chaleur, et
pour cette cause, je me persuade que ce sentiment ou bien cette idée de la
chaleur est produite en moi par une chose différente de moi, à savoir
par la chaleur du feu auprès duquel je me rencontre. Et je ne vois rien
qui me semble plus raisonnable, que de juger que cette chose étrangère
envoie et imprime en moi sa ressemblance plutôt qu'aucune autre chose.
Maintenant il faut que je voie si
ces raisons sont assez fortes et convaincantes. Quand je dis qu'il me semble
que cela m'est enseigné par la nature, j'entends seulement par ce mot de nature
une certaine inclination qui me porte à croire cette chose, et non pas
une lumière naturelle qui me fasse connaître qu'elle est vraie: or ces
deux choses diffèrent beaucoup entre elles. Car je ne saurais rien
révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être
vrai, ainsi qu'elle m'a tantôt fait voir, que de ce que je doutais, je pouvais
conclure que j'étais. Et je n'ai en moi aucune autre faculté, ou puissance,
pour distinguer le vrai du faux, qui me puisse enseigner que ce que cette
lumière me montre comme vrai ne l'est pas, et à qui je me puisse
tant fier qu'à elle. Mais pour ce qui est des inclinations qui me
semblent aussi m'être naturelles, j'ai souvent remarqué, lorsqu'il a été
question de faire choix entre les vertus et les vices, qu'elles ne m'ont pas
moins porté au mal qu'au bien, c'est pourquoi je n'ai pas sujet de les suivre
non plus, en ce qui regarde le vrai et le faux.
Et pour l'autre raison, qui est que
ces idées doivent venir d'ailleurs, puisqu'elles ne dépendent pas de ma
volonté, je ne la trouve non plus convaincante. Car tout de même que ces
inclinations, dont je parlais tout maintenant, se trouvent en moi, nonobstant
qu'elles ne s'accordent pas toujours avec ma volonté, ainsi peut-être
qu'il y a en moi quelque faculté ou puissance propre à produire ces
idées sans l'aide d'aucunes choses extérieures, bien qu'elle ne me soit pas
encore connue; comme en effet il m'a toujours semblé jusques ici que, lorsque
je dors, elles se forment ainsi en moi sans l'aide des objets qu'elles
représentent. Et enfin, encore que je demeurasse d'accord qu'elles sont causées
par ces objets, ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elles doivent leur
être semblables. Au contraire, j'ai souvent remarqué, en beaucoup
d'exemples, qu'il y avait une grande différence entre l'objet et son idée.
Comme, par exemple, je trouve dans mon esprit deux idées du soleil toutes
diverses: l'une tire son origine des sens, et doit être placée dans le
genre de celles que j'ai dit ci-dessus venir de dehors, par laquelle il me
paraît extrêmement petit; l'autre est prise des raisons de l'astronomie,
c'est-à-dire de certaines notions nées avec moi, ou enfin est formée par
moi-même de quelque sorte que ce puisse être, par laquelle il me
paraît plusieurs fois plus grand que toute la terre. Certes, ces deux idées que
je conçois du soleil, ne peuvent pas être toutes deux semblables au
même soleil; et la raison me fait croire que celle qui vient
immédiatement de son apparence, est celle qui lui est le plus dissemblable.
Tout cela me fait assez connaître
que jusques à cette heure ce n'a point été par un jugement certain et
prémédité, mais seulement par une aveugle et téméraire impulsion, que j'ai cru
qu'il y avait des choses hors de moi, et différentes de mon être, qui,
par les organes de mes sens, ou par quelque autre moyen que ce puisse être,
envoyaient en moi leurs idées ou images, et y imprimaient leurs ressemblances.
Mais il se présente encore une autre
voie pour rechercher si entre les choses dont j'ai en moi les idées, il y en a
quelques-unes qui existent hors de moi. A savoir, si ces idées sont prises en
tant seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre
elles aucune différence ou inégalité, et toutes me semblent procéder de moi
d'une même sorte; mais les considérant comme des images, dont les unes
représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu'elles sont
fort différentes les unes des autres. Car, en effet, celles qui me représentent
des substances sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi
(pour ainsi parler) plus de réalité objective, c'est-à-dire participent
par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection, que
celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par
laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout
connaissant, tout-puissant, et créateur universel de toutes les choses qui sont
hors de lui; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité
objective, que celles par qui les substances finies me sont représentées.
Maintenant c'est une chose manifeste
par la lumière naturelle, qu'il doit y avoir pour le moins autant de
réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet; car d'où
est-ce que l'effet peut tirer sa réalité, sinon de sa cause? et comment cette
cause la lui pourrait-elle communiquer si elle ne l'avait en elle-même?
Et de là il suit, non
seulement que le néant ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui
est plus parfait, c'est-à-dire qui contient en soi plus de réalité, ne
peut être une suite et une dépendance du moins parfait. Et cette vérité
n'est pas seulement claire et évidente dans les effets qui ont cette réalité
que les Philosophes appellent actuelle ou formelle, mais aussi dans les idées
où l'on considère seulement la réalité qu'ils nomment objective:
par exemple, la pierre qui n'a point encore été, non seulement ne peut pas
maintenant commencer d'être, si elle n'est produite par une chose qui
possède en soi formellement, ou éminemment, tout ce qui entre en la
composition de la pierre, c'est-à-dire qui contienne en soi les mêmes
choses, ou d'autres plus excellentes que celles qui sont dans la pierre; et la
chaleur ne peut être produite dans un sujet qui en était auparavant
privé, si ce n'est par une chose qui soit d'un ordre, d'un degré ou d'un genre
au moins aussi parfait que la chaleur, et ainsi des autres. Mais encore, outre
cela, l'idée de la chaleur ou de la pierre, ne peut pas être en moi, si
elle n'y a été mise par quelque cause, qui contienne en soi pour le moins
autant de réalité que j'en conçois dans la chaleur ou dans la pierre. Car
encore que cette cause-là ne transmette en mon idée aucune chose de sa
réalité actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s'imaginer que cette
cause doive être moins réelle; mais on doit savoir que toute idée étant
un ouvrage de l'esprit, sa nature est telle qu'elle ne demande de soi aucune
autre réalité formelle, que celle qu'elle reçoit et emprunte de la pensée ou de
l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est-à-dire une
manière ou façon de penser. Or, afin qu'une idée contienne une telle
réalité objective plutôt qu'une autre, elle doit sans doute avoir cela de
quelque cause, dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de réalité
formelle que cette idée contient de réalité objective. Car si nous supposons
qu'il se trouve quelque chose dans l'idée, qui ne se rencontre pas dans la
cause, il faut donc qu'elle tienne cela du néant; mais, pour imparfaite que
soit cette façon d'être, par laquelle une chose est objectivement ou par
représentation dans l'entendement par son idée, certes on ne peut pas néanmoins
dire que cette façon et manière-là ne soit rien, ni par
conséquent que cette idée tire son origine du néant. Je ne dois pas aussi
douter qu'il ne soit nécessaire que la réalité soit formellement dans les causes
de mes idées, quoique la réalité que je considère dans ces idées soit
seulement objective, ni penser qu'il suffit que cette réalité se rencontre
objectivement dans leurs causes; car, tout ainsi que cette manière
d'être objectivement appartient aux idées, de leur propre nature, de
même aussi la manière ou la façon d'être formellement
appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux premières
et principales) de leur propre nature. Et encore qu'il puisse arriver qu'une
idée donne la naissance à une autre idée, cela ne peut pas toutefois
être à l'infini, mais il faut à la fin parvenir à
une première idée, dont la cause soit comme un patron ou un original,
dans lequel toute la réalité ou perfection soit contenue formellement et en effet,
qui se rencontre seulement objectivement ou par représentation dans ces idées.
En sorte que la lumière naturelle me fait connaître évidemment, que les
idées sont en moi comme des tableaux ou des images qui peuvent à la
vérité facilement déchoir de la perfection des choses dont elles ont été
tirées, mais qui ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus
parfait.
Et d'autant plus longuement et
soigneusement j'examine toutes ces choses, d'autant plus clairement et
distinctement je connais qu'elles sont vraies. Mais enfin que conclurai-je de
tout cela? C'est à savoir que, si la réalité objective de quelqu'une de
mes idées est telle, que je connaisse clairement qu'elle n'est point en moi, ni
formellement ni éminemment, et que par conséquent je ne puis moi-même en être
la cause, il suit de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le
monde, mais qu'il y a encore quelque autre chose qui existe et qui est la cause
de cette idée, au lieu que, s'il ne se rencontre point en moi de telle idée, je
n'aurai aucun argument qui me puisse convaincre et rendre certain de
l'existence d'aucune autre chose que de moi-même; car je les ai tous
soigneusement recherchés, et je n'en ai pu trouver aucun autre jusqu'à
présent.
Or entre ces idées, outre celle qui
me représente à moi-même, de laquelle il ne peut y avoir ici
aucune difficulté, il y en a une autre qui me représente un Dieu, d'autres des
choses corporelles et inanimées, d'autres des anges, d'autres des animaux, et
d'autres enfin qui me représentent des hommes semblables à moi. Mais pour
ce qui regarde les idées qui me représentent d'autres hommes ou des animaux, ou
des anges, je conçois facilement qu'elles peuvent être formées par le
mélange et la composition des autres idées que j'ai des choses corporelles et
de Dieu, encore que hors de moi il n'y eût point d'autres hommes dans le
monde, ni aucuns animaux, ni aucuns anges. Et pour ce qui regarde les idées des
choses corporelles, je n'y reconnais rien de si grand ni de si excellent qui ne
me semble pouvoir venir de moi-même; car si je les considère de
plus près, et si je les examine de la même façon que j'examinai
hier l'idée de la cire, je trouve qu'il ne s'y rencontre que fort peu de chose
que je conçoive clairement et distinctement: à savoir, la grandeur ou
bien l'extension en longueur, largeur et profondeur; la figure qui est formée
par les termes et les bornes de cette extension; la situation que les corps
diversement figurés gardent entre eux; et le mouvement ou le changement de
cette situation; auxquelles on peut ajouter la substance, la durée, et le
nombre. Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les
sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid, et les autres qualités qui
tombent sous l'attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant
d'obscurité et de confusion, que j'ignore même si elles sont véritables,
ou fausses et seulement apparentes, c'est-à-dire si les idées que je
conçois de ces qualités, sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou
bien si elles ne me représentent que des êtres chimériques, qui ne
peuvent exister. Car, encore que j'aie remarqué ci-devant, qu'il n'y a que dans
les jugements que se puisse rencontrer la vraie et formelle fausseté, il se
peut néanmoins trouver dans les idées une certaine fausseté matérielle,
à savoir, lorsqu'elles représentent ce qui n'est rien comme si c'était
quelque chose. Par exemple, les idées que j'ai du froid et de la chaleur sont
si peu claires et si peu distinctes, que par leur moyen je ne puis pas
discerner si le froid est seulement une privation de la chaleur, ou la chaleur
une privation du froid, ou bien si l'une et l'autre sont des qualités réelles,
ou si elles ne le sont pas; et d'autant que, les idées étant comme des images,
il n'y en peut avoir aucune qui ne nous semble représenter quelque chose, s'il
est vrai de dire que le froid ne soit autre chose qu'une privation de la
chaleur, l'idée qui me le représente comme quelque chose de réel et de positif,
ne sera pas mal à propos appelée fausse, et ainsi des autres semblables
idées; auxquelles certes il n'est pas nécessaire que j'attribue d'autre auteur
que moi-même. Car, si elles sont fausses, c'est-à-dire si elles
représentent des choses qui ne sont point, la lumière naturelle me fait
connaître qu'elles procèdent du néant, c'est-à-dire qu'elles ne sont
en moi, que parce qu'il manque quelque chose à ma nature, et qu'elle
n'est pas toute parfaite. Et si ces idées sont vraies, néanmoins, parce
qu'elles me font paraître si peu de réalité, que même je ne puis pas
nettement discerner la chose représentée d'avec le non-être, je ne vois
point de raison pourquoi elles ne puissent être produites par
moi-même, et que je n'en puisse être l'auteur.
Quant aux idées claires et
distinctes que j'ai des choses corporelles, il y en a quelques-unes qu'il
semble que j'ai pu tirer de l'idée que j'ai de moi-même, comme celle que
j'ai de la substance, de la durée, du nombre, et d'autres choses semblables.
Car lorsque je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui de
soi est capable d'exister, puis que je suis aussi moi-même une substance,
quoique je conçoive bien que je suis une chose qui pense et non étendue, et que
la pierre au contraire est une chose étendue et qui ne pense point, et qu'ainsi
entre ces deux conceptions il se rencontre une notable différence, toutefois
elles semblent convenir en ce qu'elles représentent toutes deux des substances.
De même, quand je pense que je suis maintenant, et que je me ressouviens
outre cela d'avoir été autrefois, et que je conçois plusieurs diverses pensées
dont je connais le nombre, alors j'acquiers en moi les idées de la durée et du
nombre, lesquelles, par après, je puis transférer à toutes les
autres choses que je voudrai.
Pour ce qui est des autres qualités
dont les idées des choses corporelles sont composées, à savoir,
l'étendue, la figure, la situation, et le mouvement de lieu, il est vrai
qu'elles ne sont point formellement en moi, puisque je ne suis qu'une chose qui
pense; mais parce que ce sont seulement de certains modes de la substance, et
comme les vêtements sous lesquels la substance corporelle nous paraît, et
que je suis moi-même une substance, il semble qu'elles puissent
être contenues en moi éminemment.
Partant il ne reste que la seule
idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s'il y a quelque chose qui n'ait
pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j'entends une substance infinie,
éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute-puissante, et par
laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s'il est vrai
qu'il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont
si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et
moins je me persuade que l'idée que j'en ai puisse tirer son origine de moi
seul. Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout ce que j'ai dit
auparavant, que Dieu existe; car encore que l'idée de la substance soit en moi,
de cela même que je suis une substance, je n'aurais pas néanmoins l'idée
d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été
mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.
Et je ne me dois pas imaginer que je
ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation
de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les
ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière: puisqu'au
contraire je vois manifestement qu'il se rencontre plus de réalité dans la
substance infinie que dans la substance finie, et partant que j'ai en quelque
façon premièrement en moi la notion de l'infini, que du fini,
c'est-à-dire de Dieu, que de moi-même. Car comment serait-il
possible que je pusse connaître que je doute et que je désire,
c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout
parfait, si je n'avais en moi aucune idée d'un être plus parfait que le
mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature?
Et l'on ne peut pas dire que
peut-être cette idée de Dieu est matériellement fausse, et que par
conséquent je la puis tenir du néant, c'est-à-dire qu'elle peut
être en moi pour ce que j'ai du défaut, comme j'ai dit ci-devant des
idées de la chaleur et du froid, et d'autres choses semblables: car, au
contraire, cette idée étant fort claire et fort distincte, et contenant en soi
plus de réalité objective qu'aucune autre, il n'y en a point qui soit de soi
plus vraie, ni qui puisse être moins soupçonnée d'erreur et de fausseté.
L'idée, dis-je, de cet être
souverainement parfait et infini est entièrement vraie; car, encore que
peut-être l'on puisse feindre qu'un tel être n'existe point, on ne
peut pas feindre néanmoins que son idée ne me représente rien de réel, comme
j'ai tantôt dit de l'idée du froid.
Cette même idée est aussi fort
claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et
distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection,
est contenu et renfermé tout entier dans cette idée.
Et ceci ne laisse pas d'être
vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini, ou même qu'il se rencontre
en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être
aussi atteindre aucunement par la pensée: car il est de la nature de l'infini,
que ma nature qui est finie et bornée ne le puisse comprendre; et il suffit que
je conçoive bien cela et que je juge que toutes les choses que je conçois
clairement, et dans lesquelles je sais qu'il y a quelque perfection, et
peut-être aussi une infinité d'autres que j'ignore, sont en Dieu
formellement ou éminemment, afin que l'idée que j'en ai soit la plus vraie, la
plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit.
Mais peut-être aussi que je
suis quelque chose de plus que je ne m'imagine, et que toutes les perfections
que j'attribue à la nature d'un Dieu, sont en quelque façon en moi en
puissance, quoiqu'elles ne se produisent pas encore, et ne se fassent point
paraître par leurs actions. En effet, j'expérimente déjà que ma
connaissance s'augmente et se perfectionne peu à peu, et je ne vois rien
qui la puisse empêcher de s'augmenter de plus en plus jusques à
l'infini; puis, étant ainsi accrue et perfectionnée, je ne vois rien qui
empêche que je ne puisse m'acquérir par son moyen toutes les autres
perfections de la nature divine; et enfin il semble que la puissance que j'ai
pour l'acquisition de ces perfections, si elle est en moi, peut être
capable d'y imprimer et d'y introduire leurs idées. Toutefois, en y regardant
un peu de près, je reconnais que cela ne peut être; car,
premièrement, encore qu'il fût vrai que ma connaissance acquît
tous les jours de nouveaux degrés de perfection, et qu'il y eût en ma
nature beaucoup de choses en puissance, qui n'y sont pas encore actuellement,
toutefois tous ces avantages n'appartiennent et n'approchent en aucune sorte de
l'idée que j'ai de la Divinité, dans laquelle rien ne se rencontre seulement en
puissance, mais tout y est actuellement et en effet. Et même n'est-ce pas
un argument infaillible et très certain d'imperfection en ma
connaissance, de ce qu'elle s'accroît peu à peu, et qu'elle s'augmente
par degrés? Davantage, encore que ma connaissance s'augmentât de plus en plus,
néanmoins je ne laisse pas de concevoir qu'elle ne saurait être
actuellement infinie, puisqu'elle n'arrivera jamais à un si haut point
de perfection, qu'elle ne soit encore capable d'acquérir quelque plus grand
accroissement. Mais je conçois Dieu actuellement infini en un si haut degré,
qu'il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu'il
possède. Et enfin je comprends fort bien que l'être objectif d'une
idée ne peut être produit par un être qui existe seulement en
puissance, lequel à proprement parler n'est rien, mais seulement par un
être formel ou actuel.
Et certes je ne vois rien en tout ce
que je viens de dire, qui ne soit très aisé à connaître par la
lumière naturelle à tous ceux qui voudront y penser
soigneusement; mais lorsque je relâche quelque chose de mon attention, mon
esprit, se trouvant obscurci et comme aveuglé par les images des choses
sensibles, ne se ressouvient pas facilement de la raison pourquoi l'idée que
j'ai d'un être plus parfait que le mien doit nécessairement avoir été
mise en moi par un être qui soit en effet plus parfait.
C'est pourquoi je veux ici passer
outre, et considérer si moi-même, qui ai cette idée de Dieu, je pourrais
être, en cas qu'il n'y eut point de Dieu. Et je demande, de qui aurais-je
mon existence? Peut-être de moi-même, ou de mes parents, ou bien de
quelques autres causes moins parfaites que Dieu; car on ne se peut rien
imaginer de plus parfait, ni même d'égal à lui.
Or, si j'étais indépendant de tout
autre, et que je fusse moi-même l'auteur de mon être, certes je ne
douterais d'aucune chose, je ne concevrais plus de désirs, et enfin il ne me
manquerait aucune perfection; car je me serais donné moi-même toutes
celles dont j'ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu.
Et je ne me dois point imaginer que
les choses qui me manquent sont peut-être plus difficiles à
acquérir, que celles dont je suis déjà en possession; car au contraire
il est très certain, qu'il a été beaucoup plus difficile, que moi,
c'est-à-dire une chose ou une substance qui pense, soit sorti du néant,
qu'il ne me serait d'acquérir les lumières et les connaissances de
plusieurs choses que j'ignore, et qui ne sont que des accidents de cette
substance. Et ainsi sans difficulté, si je m'étais moi-même donné ce plus
que je viens de dire, c'est-à-dire si j'étais l'auteur de ma naissance,
et de mon existence, je ne me serais pas prive au moins des choses qui sont de
plus facile acquisition, à savoir, de beaucoup de connaissances dont ma
nature est dénuée; Je ne me serais pas privé non plus d'aucune des choses qui
sont contenues dans l'idée que je conçois de Dieu, parce qu'il n'y en a aucune
qui me semble de plus difficile acquisition; et s'il y en avait quelqu'une,
certes elle me paraîtrait telle (supposé que j'eusse de moi toutes les autres
choses que je possède) puisque j'expérimenterais que ma puissance s'y
terminerait, et ne serait pas capable d'y arriver.
Et encore que je puisse supposer que
peut-être j'ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas
pour cela éviter la force de ce raisonnement, et ne laisse pas de connaître
qu'il est nécessaire que Dieu soit l'auteur de mon existence. Car tout le temps
de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles
ne dépend en aucune façon des autres; et ainsi, de ce qu'un peu auparavant j'ai
été, il ne s'ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n'est qu'en
ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire derechef,
c'est-à-dire me conserve.
En effet, c'est une chose bien
claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la
nature du temps), qu'une substance, pour être conservée dans tous les
moments qu'elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même
action, qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau, si
elle n'était point encore. En sorte que la lumière naturelle nous fait
voir clairement, que la conservation et la création ne diffèrent qu'au
regard de notre façon de penser, et non point en effet. Il faut donc seulement
ici que je m'interroge moi-même, pour savoir si je possède quelque
pouvoir et quelque vertu qui soit capable de faire en sorte que moi, qui suis
maintenant, sois encore à l'avenir: car, puisque je ne suis rien qu'une
chose qui pense (ou du moins puisqu'il ne s'agit encore jusques ici précisément
que de cette partie-là de moi-même), si une telle puissance
résidait en moi, certes je devrais à tout le moins le penser et en avoir
connaissance; mais je n'en ressens aucune dans moi, et par là je connais
évidemment que je dépends de quelque être différent de moi.
Peut-être aussi que cet
être-là, duquel je dépends, n'est pas ce que j'appelle Dieu, et
que je suis produit ou par mes parents, ou par quelque autre cause moins
parfaite que lui? tant s'en faut, cela ne peut être ainsi. Car comme j'ai
déjà à dit auparavant, c'est une chose très évidente qu'il
doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet. Et
partant, puisque je suis une chose qui pense, et qui ai en moi quelque idée de
Dieu, quelle que soit enfin la cause que l'on attribue à ma nature, il
faut nécessairement avouer qu'elle doit pareillement être une chose qui
pense, et posséder en soi l'idée de toutes les perfections que j'attribue
à la nature Divine. Puis l'on peut derechef rechercher si cette cause
tient son origine et son existence de soi-même, ou de quelque autre
chose. Car si elle la tient de soi-même, il s'ensuit, par les raisons que
j'ai ci-devant alléguées, qu'elle-même doit être Dieu; puisqu'ayant
la vertu d'être et d'exister par soi, elle doit aussi avoir sans doute la
puissance de posséder actuellement toutes les perfections dont elle conçoit les
idées, c'est-à-dire toutes celles que je conçois être en Dieu. Que
si elle tient son existence de quelque autre cause que de soi, on demandera
derechef, par la même raison, de cette seconde cause, si elle est par
soi, ou par autrui, jusques à ce que de degrés en degrés on parvienne
enfin à une dernière cause qui se trouvera être Dieu. Et il
est très manifeste qu'en cela il ne peut y avoir de progrès
à l'infini, vu qu'il ne s'agit pas tant ici de la cause qui m'a produit
autrefois, comme de celle qui me conserve présentement.
On ne peut pas feindre aussi que
peut-être plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à ma
production, et que de l'une j'ai reçu l'idée d'une des perfections que
j'attribue à Dieu, et d'une autre l'idée de quelque autre, en sorte que
toutes ces perfections se trouvent bien à la vérité quelque part dans
l'Univers, mais ne se rencontrent pas toutes jointes et assemblées dans une
seule qui soit Dieu. Car, au contraire, l'unité, la simplicité ou
l'inséparabilité de toutes les choses qui sont en Dieu, est une des principales
perfections que je conçois être en lui; et certes l'idée de cette unité
et assemblage de toutes les perfections de Dieu, n'a pu être mise en moi
par aucune cause, de qui je n'aie point aussi reçu les idées de toutes les
autres perfections. Car elle ne peut pas me les avoir fait comprendre ensemblement
jointes et inséparables, sans avoir fait en sorte en même temps que je
susse ce qu'elles étaient, et que je les connusse toutes en quelque façon.
Pour ce qui regarde mes parents,
desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j'en ai
jamais pu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soit eux qui
me conservent, ni qui m'aient fait et produit en tant que je suis une chose qui
pense, puisqu'ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette
matière en laquelle je juge que moi, c'est-à-dire mon esprit,
lequel seul je prends maintenant pour moi-même se trouve renfermé; et
partant il ne peut y avoir ici à leur égard aucune difficulté mais il
faut nécessairement conclure que, de cela seul que j'existe, et que l'idée d'un
être souverainement parfait (c'est-à-dire de Dieu), est en moi,
l'existence de Dieu est très évidemment démontrée.
Il me reste seulement à
examiner de quelle façon j'ai acquis cette idée, car je ne l'ai pas reçue par
les sens, et jamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attente,
ainsi que font d'ordinaire les idées des choses sensibles, lorsque ces choses
se présentent ou semblent se présenter aux organes extérieurs de mes sens. Elle
n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit; car il n'est pas
en mon pouvoir d'y diminuer ou d'y ajouter aucune chose. Et par conséquent, il
ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l'idée de
moi-même, elle est née et produite avec moi dès lorsque j'ai été
créé.
Et certes, on ne doit pas trouver
étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme
la marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage; et il n'est pas aussi
nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce même
ouvrage. Mais, de cela seul que Dieu m'a créé, il est fort croyable qu'il m'a
en quelque façon produit à son image et semblance, et que je conçois
cette ressemblance (dans laquelle l'idée de Dieu se trouve contenue) par la
même faculté par laquelle je me conçois moi-même;
c'est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je
connais que je suis une chose imparfaite, incomplète et dépendante
d'autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur
et de plus grand que je ne suis, mais je connais aussi en même temps, que
celui duquel je dépends, possède en soi toutes ces grandes choses
auxquelles j'aspire et dont je trouve en moi les idées, non pas indéfiniment et
seulement en puissance, mais qu'il en jouit en effet, actuellement et
infiniment; et ainsi qu'il est Dieu. Et toute la force de l'argument dont j'ai
ici usé pour prouver l'existence de Dieu consiste en ce que je reconnais qu'il
ne serait pas possible que ma nature fût telle qu'elle est,
c'est-à-dire que j'eusse en moi l'idée d'un Dieu, si Dieu n'existait
véritablement; ce même Dieu, dis-je, duquel l'idée est en moi,
c'est-à-dire qui possède toutes ces hautes perfections, dont
notre esprit peut bien avoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes,
qui n'est sujet à aucuns défauts, et qui n'a rien de toutes les choses
qui marquent quelque imperfection.
D'où il est assez évident
qu'il ne peut être trompeur, puisque la lumière naturelle nous
enseigne que la tromperie dépend nécessairement de quelque défaut.
Mais, auparavant que j'examine cela
plus soigneusement, et que je passe à la considération des autres
vérités que l'on en peut recueillir, il me semble très à propos
de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout
parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de
considérer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense
lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en
quelque sorte ébloui, me le pourra permettre.
Car, comme la foi nous apprend que
la souveraine félicité de l'autre vie ne consiste que dans cette contemplation
de la Majesté divine, ainsi expérimenterons-nous dès maintenant, qu'une
semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir
du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.
MÉDITATION QUATRIÈME
Du vrai et du faux
Je me suis tellement accoutumé ces
jours passés à détacher mon esprit des sens, et j'ai si exactement
remarqué qu'il y a fort peu de choses que l'on connaisse avec certitude
touchant les choses corporelles, qu'il y en a beaucoup plus qui nous sont
connues touchant l'esprit humain, et beaucoup plus encore de Dieu même,
que maintenant je détournerai sans aucune difficulté ma pensée de la
considération des choses sensibles ou imaginables, pour la porter à celles
qui, étant dégagées de toute matière, sont purement intelligibles.
Et certes, l'idée que j'ai de
l'esprit humain, en tant qu'il est une chose qui pense, et non étendue en
longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe à rien de ce qui
appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l'idée d'aucune
chose corporelle. Et lorsque je considère que je doute,
c'est-à-dire que je suis une chose incomplète et dépendante,
l'idée d'un être complet et indépendant, c'est-à-dire de Dieu, se
présente à mon esprit avec tant de distinction et de clarté; et de cela
seul que cette idée se trouve en moi, ou bien que je suis ou existe, moi qui
possède cette idée, je conclus si évidemment l'existence de Dieu, et que
là mienne dépend entièrement de lui en tous les moments de ma
vie, que je ne pense pas que l'esprit humain puisse rien connaître avec plus
d'évidence et de certitude. Et déjà il me semble que je découvre un
chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu (dans lequel tous
les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés) à la
connaissance des autres choses de l'univers.
Car premièrement je reconnais
qu'il est impossible que jamais il me trompe, puisqu'en toute fraude et
tromperie il se rencontre quelque sorte d'imperfection et quoiqu'il semble que
pouvoir tromper soit une marque de subtilité, ou de puissance, toutefois
vouloir tromper témoigne sans doute de la faiblesse ou de la malice. Et,
partant, cela ne peut se rencontrer en Dieu.
En après j'expérimente en
moi-même une certaine puissance de juger, laquelle sans doute j'ai reçue
de Dieu, de même que tout le reste des choses que je possède; et
comme il ne voudrait pas m'abuser, il est certain qu'il ne me l'a pas donnée
telle que je puisse jamais faillir, lorsque j'en userai comme il faut. Et il ne
resterait aucun doute de cette vérité, si l'on n'en pouvait, ce me semble,
tirer cette conséquence, qu'ainsi donc je ne me suis jamais trompé; car, si je
tiens de Dieu tout ce que je possède, et s'il ne m'a point donné de puissance
pour faillir, il semble que je ne me doive jamais abuser. Et de vrai, lorsque
je ne pense qu'à Dieu, je ne découvre en moi aucune cause d'erreur ou de
fausseté; mais puis après, revenant à moi, l'expérience me fait
connaître que je suis néanmoins sujet à une infinité d'erreurs,
desquelles recherchant la cause de plus près, je remarque qu'il ne se
présente pas seulement à ma pensée une réelle et positive idée de Dieu,
ou bien d'un être souverainement parfait, mais aussi, pour ainsi parler,
une certaine idée négative du néant, c'est-à-dire de ce qui est
infiniment éloigné de toute sorte de perfection; et que je suis comme un milieu
entre Dieu et le néant, c'est-à-dire placé de telle sorte entre le
souverain être et le non-être, qu'il ne se rencontre, de vrai, rien
en moi qui me puisse conduire dans l'erreur, en tant qu'un souverain être
m'a produit; mais que, si je me considère comme participant en quelque
façon du néant ou du non-être, c'est-à-dire en tant que je ne suis
pas moi-même le souverain être, je me trouve exposé à une
infinité de manquements, de façon que je ne me dois pas étonner si je me
trompe.
Ainsi je connais que l'erreur, en
tant que telle, n'est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que
c'est seulement un défaut; et partant, que je n'ai pas besoin pour faillir de
quelque puissance qui m'ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet
effet, mais qu'il arrive que je me trompe, de ce que la puissance que Dieu m'a
donnée pour discerner le vrai d'avec le faux, n'est pas en moi infinie.
Toutefois cela ne me satisfait pas
encore tout à fait, car l'erreur n'est pas une pure négation,
c'est-à-dire, n'est pas le simple défaut ou manquement de quelque
perfection qui ne m'est point due, mais plutôt est une privation de quelque connaissance
qu'il semble que je devrais posséder. Et considérant la nature de Dieu, il ne
me semble pas possible qu'il m'ait donné quelque faculté qui soit imparfaite en
son genre, c'est-à-dire, qui manque de quelque perfection qui lui soit
due; car s'il est vrai que plus l'artisan est expert, plus les ouvrages qui
sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quel être nous
imaginerons-nous avoir été produit par ce souverain Créateur de toutes choses,
qui ne soit parfait et entièrement achevé en toutes ses parties? Et
certes il n'y a point de doute que Dieu n'ait pu me créer tel, que je ne me
pusse jamais tromper; il est certain aussi qu'il veut toujours ce qui est le
meilleur; m'est-il donc plus avantageux de faillir, que de ne point faillir?
Considérant cela avec plus
d'attention, il me vient d'abord en la pensée que je ne me dois point étonner
si mon intelligence n'est pas capable de comprendre pourquoi Dieu fait ce qu'il
fait, et qu'ainsi je n'ai aucune raison de douter de son existence, de ce que
peut-être je vois par expérience beaucoup d'autres choses, sans pouvoir
comprendre pour quelle raison, ni comment Dieu les a produites. Car sachant
déjà que ma nature est extrêmement faible et limitée, et au
contraire que celle de Dieu est immense, incompréhensible, et infinie, je n'ai
plus de peine à reconnaître qu'il y a une infinité de choses en sa
puissance, desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit. Et cette
seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes qu'on
a coutume de tirer de la fin, n'est d'aucun usage dans les choses Physiques, ou
naturelles; car il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et
entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu.
De plus, il me tombe encore en
l'esprit, qu'on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu'on
recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais généralement toutes les
créatures ensemble. Car la même chose qui pourrait peut-être avec
quelque sorte de raison sembler fort imparfaite, si elle était toute seule, se
rencontre très parfaite en sa nature, si elle est regardée comme partie
de tout cet Univers. Et quoique depuis que j'ai fait dessein de douter de
toutes choses, je n'ai connu certainement que mon existence, et celle de Dieu,
toutefois aussi depuis que j'ai reconnu l'infinie puissance de Dieu, je ne
saurais nier qu'il n'ait produit beaucoup d'autres choses, ou du moins qu'il
n'en puisse produire, en sorte que j'existe, et sois placé dans le monde, comme
faisant partie de l'université de tous les êtres.
En suite de quoi, me regardant de
plus près, et considérant quelles sont mes erreurs (lesquelles seules
témoignent qu'il y a en moi de l'imperfection), je trouve qu'elles dépendent du
concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est
en moi, et de la puissance d'élire, ou bien de mon libre arbitre:
c'est-à-dire, de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par
l'entendement seul je n'assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois
seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le
considérant ainsi précisément, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui
aucune erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification.
Et encore qu'il y ait peut-être une infinité de choses dans le monde,
dont je n'ai aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela
qu'il soit privé de ces idées, comme de quelque chose qui soit due à sa
nature, mais seulement qu'il ne les a pas; parce qu'en effet il n'y a aucune
raison qui puisse prouver que Dieu ait dû me donner une plus grande et
plus ample faculté de connaître, que celle qu'il m'a donnée; et, quelque adroit
et savant ouvrier que je me le représente, je ne dois pas pour cela penser
qu'il ait dû mettre dans chacun de ses ouvrages toutes les perfections
qu'il peut mettre dans quelques-uns. Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu
ne m'a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite,
puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue, qu'elle n'est
renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet
endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n'y en a
aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait
être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je
considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est
d'une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me
représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample, et même
infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans
difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. En même façon,
si j'examine la mémoire, ou l'imagination, ou quelqu'autre puissance, je n'en
trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu
ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en
moi être si grande que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus
ample et plus étendue: en sorte que c'est elle principalement qui me fait
connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu'elle
soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison
de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus
ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se
porte et s'étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas
toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en
elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une
chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou
fuir); ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir
les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que
nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin
que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à
choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je
penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y
rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant
plus librement j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes la grâce divine et
la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent
plutôt, et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque
je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids
d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître
un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car si je
connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais
jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et
ainsi je serais entièrement libre sans jamais être indifférent.
De tout ceci je reconnais que ni la
puissance de vouloir, laquelle j'ai reçue de Dieu, n'est point
d'elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très ample et
très parfaite en son genre; ni aussi la puissance d'entendre ou de
concevoir: car ne concevant rien que par le moyen en de cette puissance que
Dieu m'a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le
conçois comme il faut, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe.
D'où est-ce donc que naissent mes erreurs? C'est à savoir, de
cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que
l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je
l'étends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles étant de soi
indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien ou le
faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.
Par exemple, examinant ces jours
passés si quelque chose existait dans le monde, et connaissant que, de cela
seul que j'examinais cette question, il suivait très évidemment que
j'existais moi-même, je ne pouvais pas m'empêcher de juger qu'une
chose que je concevais si clairement était vraie, non que je m'y trouvasse
forcé par aucune cause extérieure, mais seulement, parce que d'une grande
clarté qui était en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma
volonté; et je me suis porté à croire avec d'autant plus de liberté, que
je me suis trouvé avec moins d'indifférence. Au contraire, à présent je
ne connais pas seulement que j'existe, en tant que je suis quelque chose qui
pense, mais il se présente aussi à mon esprit une certaine idée de la
nature corporelle: ce qui fait que je doute si cette nature qui pense, qui est
en moi, ou plutôt par laquelle je suis ce que je suis, est différente de cette
nature corporelle, ou bien si toutes deux ne sont qu'une même chose. Et
je suppose ici que je ne connais encore aucune raison, qui me persuade plutôt
l'un que l'autre: d'où il suit que je suis entièrement
indifférent à le nier, ou à l'assurer, ou bien même à
m'abstenir d'en donner aucun jugement.
Et cette indifférence ne s'étend pas
seulement aux choses dont l'entendement n'a aucune connaissance, mais
généralement aussi à toutes celles qu'il ne découvre pas avec une
parfaite clarté, au moment que la volonté en délibère; car, pour
probables que soient les conjectures qui me rendent enclin à juger
quelque chose, la seule connaissance que j'ai que ce ne sont que des
conjectures, et non des raisons certaines et indubitables, suffit pour me
donner occasion de juger le contraire. Ce que j'ai suffisamment expérimenté ces
jours passés, lorsque j'ai posé pour faux tout ce que j'avais tenu auparavant
pour très véritable, pour cela seul que j'ai remarqué que l'on en
pouvait douter en quelque sorte.
Or si je m'abstiens de donner mon
jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de
distinction, il est évident que j'en use fort bien, et que je ne suis point
trompé; mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors je ne me
sers plus comme je dois de mon libre arbitre; et si j'assure ce qui n'est pas
vrai, il est évident que je me trompe, même aussi, encore que je juge
selon la vérité, cela n'arrive que par hasard, et je ne laisse pas de faillir
et d'user mal de mon libre arbitre; car la lumière naturelle nous
enseigne que la connaissance de l'entendement doit toujours précéder la
détermination de la volonté. Et c'est dans ce mauvais usage du libre arbitre
que se rencontre la privation qui constitue la forme de l'erreur. La privation,
dis-je, se rencontre dans l'opération, en tant qu'elle procède de moi;
mais elle ne se trouve pas dans la puissance que j'ai reçue de Dieu, ni
même dans l'opération en tant qu'elle dépend de lui. Car je n'ai certes
aucun sujet de me plaindre, de ce que Dieu ne m'a pas donné une intelligence
plus capable ou une lumière naturelle plus grande que celle que je tiens
de lui, puisqu'en effet il est du propre d'un entendement fini de ne pas
comprendre une infinité de choses, et du propre d'un entendement créé d'être
fini: mais j'ai tout sujet de lui rendre grâces, de ce que, ne m'ayant jamais
rien dû, il m'a néanmoins donné tout le peu de perfections qui est en
moi; bien loin de concevoir des sentiments si injustes, que de m'imaginer qu'il
m'ait ôté ou retenu injustement les autres perfections qu'il ne m'a point
données. Je n'ai pas aussi sujet de me plaindre, de ce qu'il m'a donné une
volonté plus étendue que l'entendement, puisque la volonté ne consistant que
dans une seule chose et son sujet étant comme indivisible, il semble que sa
nature est telle qu'on ne lui saurait rien ôter sans la détruire; et certes,
plus elle se trouve être grande, et plus j'ai à remercier la bonté
de celui qui me l'a donnée. Et enfin je ne dois pas aussi me plaindre, de ce
que Dieu concourt avec moi pour former les actes de cette volonté,
c'est-à-dire les jugements dans lesquels je me trompe, parce que ces
actes-là sont entièrement vrais et absolument bons, en tant
qu'ils dépendent de Dieu; et il y a en quelque sorte plus de perfection en ma
nature, de ce que je les puis former, que si je ne le pouvais pas. Pour la
privation, dans laquelle seule consiste la raison formelle de l'erreur et du
péché, elle n'a besoin d'aucun concours de Dieu, puisque ce n'est pas une chose
ou un être, et que si on la rapporte à Dieu comme à sa
cause, elle ne doit pas être nommée privation, mais seulement négation,
selon la signification qu'on donne à ces mots dans l'École.
Car en effet ce n'est point une
imperfection en Dieu, de ce qu'il m'a donné la liberté de donner mon jugement,
ou de ne le pas donner, sur certaines choses dont il n'a pas mis une claire et
distincte connaissance en mon entendement; mais sans doute c'est en moi une
imperfection, de ce que je n'en use pas bien, et que je donne témérairement mon
jugement, sur des choses que je ne conçois qu'avec obscurité et confusion.
Je vois néanmoins qu'il était aisé
à Dieu de faire en sorte que je ne me trompasse jamais, quoique je
demeurasse libre, et d'une connaissance bornée, à savoir, en donnant
à mon entendement une claire et distincte intelligence de toutes les
choses dont je devais jamais délibérer, ou bien seulement s'il eût si
profondément gravé dans ma mémoire la résolution de ne juger jamais d'aucune
chose sans la concevoir clairement et distinctement, que je ne la pusse jamais
oublier. Et je remarque bien qu'en tant que je me considère tout seul,
comme s'il n'y avait que moi au monde, j'aurais été beaucoup plus parfait que
je ne suis, si Dieu m'avait créé tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis
pas pour cela nier, que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection
dans tout l'Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas
exemptes de défauts, que si elles étaient toutes semblables. Et je n'ai aucun
droit de me plaindre, si Dieu, m'ayant mis au monde, n'a pas voulu me mettre au
rang des choses les plus nobles et les plus parfaites; même j'ai sujet de
me contenter de ce que, s'il ne m'a pas donné la vertu de ne point faillir, par
le premier moyen que j'ai ci-dessus déclaré, qui dépend d'une claire et
évidente connaissance de toutes les choses dont je puis délibérer, il a au
moins laissé en ma puissance l'autre moyen, qui est de retenir fermement la
résolution de ne jamais donner mon jugement sur les choses dont la vérité ne
m'est pas clairement connue. Car quoique je remarque cette faiblesse en ma
nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une
même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent
réitérée, me l'imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de
m'en ressouvenir, toutes les fois que j'en aurai besoin, et acquérir de cette
façon l'habitude de ne point faillir. Et, d'autant que c'est en cela que
consiste la plus grande et principale perfection de l'homme, j'estime n'avoir pas
peu gagné par cette méditation, que d'avoir découvert la cause des faussetés et
des erreurs.
Et certes il n'y en peut avoir
d'autre que celle que j'ai expliquée; car toutes les fois que je retiens
tellement ma volonté dans les bornes de ma connaissance, qu'elle ne fait aucun
jugement que des choses qui lui sont clairement et distinctement représentées
par l'entendement, il ne se peut faire que je me trompe; parce que toute
conception claire et distincte est sans doute quelque chose de réel et de
positif et partant ne peut tirer son origine du néant, mais doit nécessairement
avoir Dieu pour son auteur, Dieu, dis-je, qui, étant souverainement parfait, ne
peut être cause d'aucune erreur; et par conséquent il faut conclure
qu'une telle conception ou un tel jugement est véritable.
Au reste je n'ai pas seulement
appris aujourd'hui ce que je dois éviter pour ne plus faillir, mais aussi ce
que je dois faire pour parvenir à la connaissance de la vérité. Car
certainement j'y parviendrai, si j'arrête suffisamment mon attention sur
toutes les choses que je concevrai parfaitement, et si je les sépare des autres
que je ne comprends qu'avec confusion et obscurité. A quoi dorénavant je
prendrai soigneusement garde.
MÉDITATION CINQUIÈME
De l'essence des choses matérielles;
et, derechef de Dieu, qu'il existe
Il me reste beaucoup d'autres choses
à examiner, touchant les attributs de Dieu, et touchant ma propre
nature, c'est-à-dire celle de mon esprit: mais j'en reprendrai
peut-être une autre fois la recherche. Maintenant (après avoir
remarqué ce qu'il faut faire ou éviter pour parvenir à la connaissance
de la vérité) ce que j'ai principalement à faire est d'essayer de sortir
et de me débarrasser de tous les doutes où je suis tombé ces jours
passés, et voir si l'on ne peut rien connaître de certain touchant les choses
matérielles.
Mais avant que j'examine s'il y a de
telles choses qui existent hors de moi, je dois considérer leurs idées, en tant
qu'elles sont en ma pensée, et voir quelles sont celles qui sont distinctes et
quelles sont celles qui sont confuses.
En premier lieu, j'imagine
distinctement cette quantité que les philosophes appellent vulgairement la
quantité continue, ou bien l'extension en longueur, largeur et profondeur, qui
est en cette quantité, ou plutôt en la chose à qui on l'attribue. De
plus, je puis nombrer en elle plusieurs diverses parties, et attribuer à
chacune de ces parties toutes sortes de grandeurs, de figures, de situations et
de mouvements; et enfin, je puis assigner à chacun de ces mouvements
toutes sortes de durées.
Et je ne connais pas seulement ces
choses avec distinction, lorsque je les considère en général; mais
aussi, pour peu que j'y applique mon attention, je conçois une infinité de
particularités touchant les nombres, les figures, les mouvements, et autres
choses semblables, dont la vérité se fait paraître avec tant d'évidence et
s'accorde si bien avec ma nature, que lorsque je commence à les
découvrir, il ne me semble pas que j'apprenne rien de nouveau, mais plutôt que
je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant,
c'est-à-dire que j'aperçois des choses qui étaient déjà dans mon
esprit, quoique je n'eusse pas encore tourné ma pensée vers elles.
Et ce que je trouve ici de plus
considérable, est que je trouve en moi une infinité d'idées de certaines
choses, qui ne peuvent pas être estimées un pur néant, quoique
peut-être n'ayant aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont pas
feintes par moi, bien qu'il soit en ma liberté de les penser ou ne les penser
pas; mais elles ont leurs natures vraies et immuables. Comme, par exemple
lorsque j'imagine un triangle, encore qu'il n'y ait peut-être en aucun
lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais
eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou
essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je
n'ai point inventée, et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit; comme il
paraît de ce que l'on peut démontrer diverses propriétés de ce triangle,
à savoir, que les trois angles sont égaux à deux droits, que le
plus grand angle est soutenu par le plus grand côté, et autres semblables,
lesquelles maintenant, soit que je le veuille ou non, je reconnais très
clairement et très évidemment être en lui, encore que je n'y aie
pensé auparavant en aucune façon, lorsque je me suis imaginé la première
fois un triangle; et partant on ne peut pas dire que je les aie feintes et
inventées.
Et je n'ai que faire ici de
m'objecter, que peut-être cette idée du triangle est venue en mon esprit
par l'entremise de mes sens, parce que j'ai vu quelquefois des corps de figure
triangulaire; car je puis former en mon esprit une infinité d'autres figures,
dont on ne peut avoir le moindre soupçon que jamais elles me soient tombées
sous les sens, et je ne laisse pas toutefois de pouvoir démontrer diverses
propriétés touchant leur nature, aussi bien que touchant celle du triangle:
lesquelles, certes, doivent être toutes vraies, puisque je les conçois
clairement. Et partant elles sont quelque chose, et non pas un pur néant; car
il est très évident que tout ce qui est vrai est quelque chose, et j'ai
déjà amplement démontré ci-dessus que toutes les choses que je connais
clairement et distinctement sont vraies. Et quoique je ne l'eusse pas démontré,
toutefois la nature de mon esprit est telle, que je ne me saurais
empêcher de les estimer vraies, pendant que je les conçois clairement et
distinctement. Et je me ressouviens que lors même que j'étais encore
fortement attaché aux objets des sens, j'avais tenu au nombre des plus
constantes vérités celles que je concevais clairement et distinctement touchant
les figures, les nombres, et les autres choses qui appartiennent à
l'arithmétique et à la géométrie.
Or maintenant, si de cela seul que
je puis tirer de ma pensée l'idée de quelque chose, il s'ensuit que tout ce que
je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose lui
appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve
démonstrative de l'existence de Dieu? Il est certain que je ne trouve pas moins
en moi son idée, c'est-à-dire l'idée d'un être souverainement
parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne
connais pas moins clairement et distinctement qu'une actuelle et éternelle
existence appartient à sa nature que je connais que tout ce que je puis
démontrer de quelque figure, ou de quelque nombre, appartient véritablement
à la nature de cette figure ou de ce nombre. Et partant, encore que tout
ce que j'ai conclu dans les méditations précédentes, ne se trouvât point
véritable, l'existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi
certaine que j'ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques qui
ne regardent que les nombres et les figures: bien qu'à la vérité cela ne
paraisse pas d'abord entièrement manifeste, mais semble avoir quelque
apparence de sophisme. Car ayant accoutumé dans toutes les autres choses de
faire distinction entre l'existence et l'essence, je me persuade aisément que
l'existence peut être séparée de l'essence de Dieu, et qu'ainsi on peut
concevoir Dieu comme n'étant pas actuellement. Mais néanmoins, lorsque j'y
pense avec plus d'attention, je trouve manifestement que l'existence ne peut
non plus être séparée de l'essence de Dieu, que de l'essence d'un
triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits,
ou bien de l'idée d'une montagne l'idée d'une vallée; en sorte qu'il n'y a pas
moins de répugnance de concevoir un Dieu (c'est-à-dire un être
souverainement parfait) auquel manque l'existence (c'est-à-dire auquel
manque quelque perfection) que de concevoir une montagne qui n'ait point de
vallée.
Mais encore qu'en effet je ne puisse
pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu'une montagne sans vallée,
toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée, il
ne s'ensuit pas qu'il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi,
quoique je conçoive Dieu avec l'existence, il semble qu'il ne s'ensuit pas pour
cela qu'il y en ait aucun qui existe: car ma pensée n'impose aucune nécessité
aux choses; et comme il ne tient qu'à moi d'imaginer un cheval ailé,
encore qu'il n'y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais
peut-être attribuer l'existence à Dieu, encore qu'il n'y eût
aucun Dieu qui existât. Tant s'en faut, c'est ici qu'il y a un sophisme caché
sous l'apparence dé cette objection: car de ce que je ne puis concevoir une
montagne sans vallée, il ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde aucune montagne,
ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu'il y en
ait, soit qu'il n'y en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l'une
d'avec l'autre; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans
existence, il s'ensuit que l'existence est inséparable de lui, et partant qu'il
existe véritablement: non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la
sorte, et qu'elle impose aux choses aucune nécessité; mais au contraire, parce
que la nécessité de la chose même, à savoir de l'existence de
Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car il n'est
pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c'est-à-dire un
être souverainement parfait sans une souveraine perfection) comme il
m'est libre d'imaginer un cheval sans ailes, ou avec des ailes.
Et on ne doit pas dire ici, qu'il
est à la vérité nécessaire que j'avoue que Dieu existe, après que
j'ai supposé qu'il possède toutes sortes de perfections, puisque
l'existence en est une, mais qu'en effet ma première supposition n'était
pas nécessaire; de même qu'il n'est point nécessaire de penser que toutes
les figures de quatre côtés se peuvent inscrire dans le cercle, mais que
supposant que j'aie cette pensée, je suis contraint d'avouer que le rhombe se
peut inscrire dans le cercle, puisque c'est une figure de quatre côtés; et
ainsi je serai contraint d'avouer une chose fausse. On ne doit point, dis-je,
alléguer cela: car encore qu'il ne soit pas nécessaire que je tombe jamais dans
aucune pensée de Dieu, néanmoins toutes les fois qu'il m'arrive de penser
à un être premier et souverain, et de tirer, pour ainsi dire, son
idée du trésor de mon esprit, il est nécessaire que je lui attribue toutes
sortes de perfections, quoique je ne vienne pas à les nombrer toutes, et
à appliquer mon attention sur chacune d'elles en particulier. Et cette
nécessité est suffisante pour me faire conclure (après que j'ai reconnu
que l'existence est une perfection) que cet être premier et souverain
existe véritablement: de même qu'il n'est pas nécessaire que j'imagine
jamais aucun triangle; mais toutes les fois que je veux considérer une figure
rectiligne composée seulement de trois angles, il est absolument nécessaire que
je lui attribue toutes les choses qui servent à conclure que ses trois
angles ne sont pas plus grands que deux droits, encore que peut-être je
ne considère pas alors cela en particulier. Mais quand j'examine quelles
figures sont capables d'être inscrites dans le cercle, il n'est en aucune
façon nécessaire que je pense que toutes les figures de quatre côtés sont de ce
nombre; au contraire, je ne puis pas même feindre que cela soit, tant que
je ne voudrai rien recevoir en ma pensée, que ce que je pourrai concevoir
clairement et distinctement. Et par conséquent il y a une grande différence
entre les fausses suppositions, comme est celle-ci, et les véritables idées qui
sont nées avec moi, dont la première et principale est celle de Dieu.
Car en effet je reconnais en
plusieurs façons que cette idée n'est point quelque chose de feint ou
d'inventé, dépendant seulement de ma pensée, mais que c'est l'image d'une vraie
et immuable nature. Premièrement, à cause que je ne saurais
concevoir autre chose que Dieu seul, à l'essence de laquelle l'existence
appartienne avec nécessité. Puis aussi, parce qu'il ne m'est pas possible de
concevoir deux ou plusieurs Dieux de même façon. Et, posé qu'il y en ait
un maintenant qui existe, je vois clairement qu'il est nécessaire qu'il ait été
auparavant de toute éternité, et qu'il soit éternellement à l'avenir. Et
enfin, parce que je connais une infinité d'autres choses en Dieu, desquelles je
ne puis rien diminuer ni changer.
Au reste, de quelque preuve et
argument que je me serve, il en faut toujours revenir là, qu'il n'y a
que les choses que je conçois clairement et distinctement, qui aient la force
de me persuader entièrement. Et quoiqu'entre les choses que je conçois
de cette sorte, il y en ait à la vérité quelques-unes manifestement
connues d'un chacun, et qu'il y en ait d'autres aussi qui ne se découvrent
qu'à ceux qui les considèrent de plus près et qui les
examinent plus exactement; toutefois, après qu'elles sont une fois
découvertes, elles ne sont pas estimées moins certaines les unes que les
autres. Comme, par exemple, en tout triangle rectangle, encore qu'il ne
paraisse pas d'abord si facilement que le carré de la base est égal aux carrés
des deux autres côtés, comme il est évident que cette base est opposée au plus
grand angle, néanmoins, depuis que cela a été une fois reconnu, on est autant
persuadé de la vérité de l'un que de l'autre. Et pour ce qui est de Dieu,
certes, si mon esprit n'était prévenu d'aucuns préjugés, et que ma pensée ne se
trouvât point divertie par la présence continuelle des images des choses
sensibles, il n'y aurait aucune chose que je connusse plutôt ni plus facilement
que lui. Car y a-t-il rien de soi plus clair et plus manifeste que de penser
qu'il y a un Dieu, c'est-à-dire un être souverain et parfait, en
l'idée duquel seul l'existence nécessaire ou éternelle est comprise, et par
conséquent qui existe?
Et quoique, pour bien concevoir
cette vérité, j'aie eu besoin d'une grande application d'esprit, toutefois
à présent je ne m'en tiens pas seulement aussi assuré que de tout ce qui
me semble le plus certain: mais outre cela je remarque que la certitude de
toutes les autres choses en dépend si absolument, que sans cette connaissance
il est impossible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement.
Car encore que je sois d'une telle
nature, que, dès aussitôt que je comprends quelque chose fort clairement
et fort distinctement, je suis naturellement porté à la croire vraie;
néanmoins, parce que je suis aussi d'une telle nature que je ne puis pas avoir
l'esprit toujours attaché à une même chose, et que souvent je me
ressouviens d'avoir jugé une chose être vraie; lorsque je cesse de
considérer les raisons qui m'ont obligé à la juger telle, il peut
arriver pendant ce temps-là que d'autres raisons se présentent à
moi, lesquelles me feraient aisément changer d'opinion, si j'ignorais qu'il y
eût un Dieu. Et ainsi je n'aurais jamais une vraie et certaine science
d'aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues et inconstantes opinions.
Comme, par exemple, lorsque je
considère la nature du triangle, je connais évidemment, moi qui suis un
peu versé dans la géométrie, que ses trois angles sont égaux à deux
droits, et il ne m'est pas possible de ne le point croire, pendant que
j'applique ma pensée à sa démonstration; mais aussitôt que je l'en
détourne, encore que je me ressouvienne de l'avoir clairement comprise,
toutefois il se peut faire aisément que je doute de sa vérité, si j'ignore
qu'il y ait un Dieu. Car je puis me persuader d'avoir été fait tel par la
nature, que je me puisse aisément tromper, même dans les choses que je
crois comprendre avec le plus d'évidence et de certitude; vu principalement que
je me ressouviens d'avoir souvent estimé beaucoup de choses pour vraies et
certaines, lesquelles par après d'autres raisons m'ont porté à
juger absolument fausses.
Mais après que j'ai reconnu
qu'il y a un Dieu, parce qu'en même temps j'ai reconnu aussi que toutes
choses dépendent de lui, et qu'il n'est point trompeur, et qu'en suite de cela
j'ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distinctement ne peut
manquer d'être vrai: encore que je ne pense plus aux raisons pour
lesquelles j'ai jugé cela être véritable, pourvu que je me ressouvienne
de l'avoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune
raison contraire, qui me le fasse jamais révoquer en doute; et ainsi j'en ai
une vraie et certaine science. Et cette même science s'étend aussi
à toutes les autres choses que je me ressouviens d'avoir autrefois
démontrées, comme aux vérités de la géométrie, et autres semblables: car
qu'est-ce que l'on me peut objecter, pour m'obliger à les révoquer en
doute? Me dira-t-on que ma nature est telle que je suis fort sujet à me
méprendre? Mais je sais déjà que je ne puis me tromper dans les
jugements dont je connais clairement les raisons. Me dira-t-on que j'ai tenu
autrefois beaucoup de choses pour vraies et certaines, lesquelles j'ai reconnues
par après être fausses? Mais je n'avais connu clairement ni
distinctement aucune de ces choses-là, et, ne sachant point encore cette
règle par laquelle je m'assure de la vérité, j'avais été porte à
les croire par des raisons que j'ai reconnues depuis être moins fortes
que je ne me les étais pour lors imaginées. Que me pourra-t-on donc objecter
davantage? Que peut-être je dors (comme je me l'étais moi-même
objecté ci-devant), ou bien que toutes les pensées que j'ai maintenant ne sont
pas plus vraies que les rêveries que nous imaginons étant endormis? Mais
quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit
avec évidence, est absolument véritable. Et ainsi je reconnais très
clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule
connaissance du vrai Dieu: en sorte qu'avant que je le connusse, je ne pouvais
savoir parfaitement aucune autre chose. Et à présent que je le connais,
j'ai le moyen d'acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses,
non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appartiennent
à la nature corporelle, en tant qu'elle peut servir d'objet aux
démonstrations des géomètres, lesquels n'ont point d'égard à son
existence.
MÉDITATION SIXIÈME
De l'existence des choses matérielles
et de la réelle distinction
entre l'âme et le corps de l'homme
Il ne me reste plus maintenant
qu'à examiner s'il y a des choses matérielles; et certes au moins
sais-je déjà qu'il y en peut avoir, en tant qu'on les considère
comme l'objet des démonstrations de géométrie, vu que de cette façon je les
conçois fort clairement et fort distinctement. Car il n'y a point de doute que
Dieu n'ait la puissance de produire toutes les choses que je suis capable de
concevoir avec distinction; et je n'ai jamais jugé qu'il lui fût
impossible de faire quelque chose, qu'alors que je trouvais de la contradiction
à la pouvoir bien concevoir. De plus, la faculté d'imaginer qui est en
moi, et de laquelle je vois par expérience que je me sers lorsque je m'applique
à la considération des choses matérielles, est capable de me persuader
leur existence: car quand je considère attentivement ce que c'est que
l'imagination, je trouve qu'elle n'est autre chose qu'une certaine application
de la faculté qui connaît, au corps qui lui est intimement présent, et partant
qui existe.
Et pour rendre cela très
manifeste, je remarque premièrement la différence qui est entre
l'imagination, et la pure intellection, ou conception. Par exemple, lorsque
j'imagine un triangle, je ne le conçois pas seulement comme une figure composée
et comprise de trois lignes, mais outre cela je considère ces trois
lignes comme présentes par la force et l'application intérieure de mon esprit;
et c'est proprement ce que j'appelle imaginer. Que si je veux penser à un
Chiliogone, je conçois bien à la vérité que c'est une figure composée de
mille côtés, aussi facilement que je conçois qu'un triangle est une figure
composée de trois côtés seulement, mais je ne puis pas imaginer les mille côtés
d'un Chiliogone, comme je fais les trois d'un triangle, ni pour ainsi dire, les
regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. Et quoique suivant la
coutume que j'ai de me servir toujours de mon imagination, lorsque je pense aux
choses corporelles, il arrive qu'en concevant un Chiliogone je me représente
confusément quelque figure, toutefois il est très évident que cette
figure n'est point un chiliogone, puisqu'elle ne diffère nullement de
celle que je me représenterais, si je pensais à un myriogone, ou à
quelque autre figure de beaucoup de côtés; et quelle ne sert en aucune façon
à découvrir les propriétés qui font la différence du chiliogone d'avec
les autres polygones.
Que s'il est question de considérer
un pentagone, il est bien vrai que je puis concevoir sa figure, aussi bien que
celle d'un chiliogone, sans le secours de l'imagination; mais je la puis aussi
imaginer en appliquant l'attention de mon esprit à chacun de ses cinq
côtés, et tout ensemble à l'aire, ou à l'espace qu'ils
renferment. Ainsi je connais clairement que j'ai besoin d'une
particulière contention d'esprit pour imaginer, de laquelle je ne me
sers point pour concevoir; et cette particulière contention d'esprit
montre évidemment la différence qui est entre l'imagination et l'intellection
ou conception pure.
Je remarque outre cela que cette
vertu d'imaginer qui est en moi, en tant qu'elle diffère de la puissance
de concevoir, n'est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à
mon essence, c'est-à-dire à l'essence de mon esprit; car, encore
que je ne l'eusse point, il est sans doute que je demeurerais toujours le
même que je suis maintenant: d'où il semble que l'on puisse
conclure qu'elle dépend de quelque chose qui diffère de mon esprit. Et
je conçois facilement que, si quelque corps existe, auquel mon esprit soit
conjoint et uni de telle sorte, qu'il se puisse appliquer à le
considérer quand il lui plaît, il se peut faire que par ce moyen il imagine les
choses corporelles: en sorte que cette façon de penser diffère seulement
de la pure intellection, en ce que l'esprit en concevant se tourne en quelque
façon vers soi-même, et considère quelqu'une des idées qu'il a en
soi; mais en imaginant il se tourne vers le corps, et y considère
quelque chose de conforme à l'idée qu'il a formée de soi-même ou
qu'il a reçue par les sens. Je conçois, dis-je, aisément que l'imagination se
peut faire de cette sorte, s'il est vrai qu'il y ait des corps; et parce que je
ne puis rencontrer aucune autre voie pour expliquer comment elle se fait, je
conjecture de là probablement qu'il y en a: mais ce n'est que
probablement, et quoique j'examine soigneusement toutes choses, je ne trouve
pas néanmoins que, de cette idée distincte de la nature corporelle, que j'ai en
mon imagination, je puisse tirer aucun argument qui conclue avec nécessité l'existence
de quelque corps.
Or j'ai accoutumé d'imaginer
beaucoup d'autres choses, outre cette nature corporelle qui est l'objet de la
géométrie, à savoir les couleurs, les sons, les saveurs, la douleur, et
autres choses semblables, quoique moins distinctement. Et d'autant que
j'aperçois beaucoup mieux ces choses-là par les sens, par l'entremise
desquels et de la mémoire elles semblent être parvenues jusqu'à
mon imagination, je crois que, pour les examiner plus commodément, il est à
propos que j'examine en même temps ce que c'est que sentir, et que je
voie si des idées que je reçois en mon esprit par cette façon de penser, que
j'appelle sentir, je puis tirer quelque preuve certaine de l'existence des
choses corporelles.
Et premièrement, je
rappellerai dans ma mémoire quelles sont les choses que j'ai ci-devant tenues
pour vraies, comme les ayant reçues par les sens, et sur quels fondements ma
créance était appuyée. En après, j'examinerai les raisons qui m'ont
obligé depuis à les révoquer en doute. Et enfin je considérerai ce que
j'en dois maintenant croire.
Premièrement donc j'ai senti
que j'avais une tête, des mains, des pieds, et tous les autres membres
dont est composé ce corps que je considérais comme une partie de
moi-même, ou peut-être aussi comme le tout. De plus, j'ai senti que
ce corps était placé entre beaucoup d'autres, desquels il était capable de
recevoir diverses commodités et incommodités, et je remarquais ces commodités
par un certain sentiment de plaisir ou de volupté, et ces incommodités par un
sentiment de douleur. Et outre ce plaisir et cette douleur, je ressentais aussi
en moi la faim, la soif, et d'autres semblables appétits, comme aussi de
certaines inclinations corporelles vers la joie, la tristesse, la
colère, et autres semblables passions. Et au dehors, outre l'extension,
les figures, les mouvements des corps, je remarquais en eux de la dureté, de la
chaleur, et toutes les autres qualités qui tombent sous l'attouchement. De plus
j'y remarquais de la lumière, des couleurs, des odeurs, des saveurs et
des sons, dont la variété me donnait moyen de distinguer le ciel, la terre, la
mer, et généralement tous les autres corps les uns d'avec les autres.
Et certes, considérant les idées de
toutes ces qualités qui se présentaient à ma pensée, et lesquelles
seules je sentais proprement et immédiatement, ce n'était pas sans raison que
je croyais sentir des choses entièrement différentes de ma pensée,
à savoir des corps d'où procédaient ces idées. Car
j'expérimentais qu'elles se présentaient à elle, sans que mon
consentement y fût requis, en sorte que je ne pouvais sentir aucun objet,
quelque volonté que j'en eusse, s'il ne se trouvait présent à l'organe
d'un de mes sens; et il n'était nullement en mon pouvoir de ne le pas sentir,
lorsqu'il s'y trouvait présent.
Et parce que les idées que je
recevais par les sens étaient beaucoup plus vives, plus expresses, et
même à leur façon plus distinctes, qu'aucune de celles que je
pouvais feindre de moi-même en méditant, ou bien que je trouvais imprimées
en ma mémoire, il semblait qu'elles ne pouvaient procéder de mon esprit; de
façon qu'il était nécessaire qu'elles fussent causées en moi par quelques
autres choses. Desquelles choses n'ayant aucune connaissance, sinon celle que
me donnaient ces mêmes idées, il ne me pouvait venir autre chose en
l'esprit, sinon que ces choses-là étaient semblables aux idées qu'elles
causaient.
Et pour ce que je me ressouvenais
aussi que je m'étais plutôt servi des sens que de la raison, et que je
reconnaissais que les idées que je formais de moi-même n'étaient pas si
expresses, que celles que je recevais par les sens, et même qu'elles
étaient le plus souvent composées des parties de celles-ci, je me persuadais
aisément que je n'avais aucune idée dans mon esprit, qui n'eût passé
auparavant par mes sens.
Ce n'était pas aussi sans quelque
raison que je croyais que ce corps (lequel par un certain droit particulier
j'appelais mien) m'appartenait plus proprement et plus étroitement que pas un
autre. Car en effet je n'en pouvais jamais être séparé comme des autres
corps; je ressentais en lui et pour lui tous mes appétits et toutes mes
affections; et enfin j'étais touché des sentiments de plaisir et de douleur en
ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont séparés.
Mais quand j'examinais pourquoi de
ce je ne sais quel sentiment de douleur suit la tristesse en l'esprit, et du
sentiment de plaisir naît la joie, ou bien pourquoi cette je ne sais quelle
émotion de l'estomac, que j'appelle faim, nous fait avoir envie de manger, et la
sécheresse du gosier nous fait avoir envie de boire, et ainsi du reste, je n'en
pouvais rendre aucune raison, sinon que la nature me l'enseignait de la sorte;
car il n'y a certes aucune affinité ni aucun rapport (au moins que je puisse
comprendre) entre cette émotion de l'estomac et le désir de manger, non plus
qu'entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur, et la pensée de
tristesse que fait naître ce sentiment. Et, en même façon, il me semblait
que j'avais appris de la nature toutes les autres choses que je jugeais
touchant les objets de mes sens; pour ce que je remarquais que les jugements
que j'avais coutume de faire de ces objets, se formaient en moi avant que
j'eusse le loisir de peser et considérer aucunes raisons qui me pussent obliger
à les faire.
Mais par après plusieurs
expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que j'avais ajoutée aux
sens. Car j'ai observé plusieurs fois que des tours, qui de loin m'avaient
semblé rondes, me paraissaient de près être carrées, et que des
colosses, élevés sur les plus hauts sommets de ces tours, me paraissaient de
petites statues à les regarder d'en bas; et ainsi, dans une infinité
d'autres rencontres, j'ai trouvé de l'erreur dans les jugements fondés sur les
sens extérieurs; et non pas seulement sur les sens extérieurs, mais même
sur les intérieurs: car y a-t-il chose plus intime ou plus intérieure que la
douleur? et cependant j'ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient
les bras et les jambes coupées, qu'il leur semblait encore quelquefois sentir
de la douleur dans la partie qui leur avait été coupée; ce qui me donnait sujet
de penser, que je ne pouvais aussi être assuré d'avoir mal à
quelqu'un de mes membres, quoique je sentisse en lui de la douleur.
Et à ces raisons de douter
j'en ai encore ajouté depuis deux autres fort générales. La première est
que je n'ai jamais rien cru sentir étant éveillé, que je ne puisse quelquefois
croire aussi sentir quand je dors; et comme je ne crois pas que les choses
qu'il me semble que je sens en dormant, procèdent de quelques objets
hors de moi, je ne voyais pas pourquoi je devais plutôt avoir cette créance
touchant celles qu'il me semble que je sens étant éveillé. Et la seconde, que,
ne connaissant pas encore, ou plutôt feignant de ne pas connaître l'auteur de
mon être, je ne voyais rien qui pût empêcher que je n'eusse
été fait tel par la nature, que je me trompasse même dans les choses qui
me paraissaient les plus véritables.
Et pour les raisons qui m'avaient
ci-devant persuadé la vérité des choses sensibles, je n'avais pas beaucoup de
peine a y répondre. Car la nature semblant me porter à beaucoup de
choses dont la raison me détournait, je ne croyais pas me devoir confier
beaucoup aux enseignements de cette nature. Et quoique les idées que je reçois
par les sens ne dépendent pas de ma volonté, je ne pensais pas que l'on
dût pour cela conclure qu'elles procédaient de choses différentes de moi,
puisque peut-être il se peut rencontrer en moi quelque faculté (bien
qu'elle m'ait été jusques ici inconnue), qui en soit la cause, et qui les
produise.
Mais maintenant que je commence
à me mieux connaître moi-même et à découvrir plus
clairement l'auteur de mon origine, je ne pense pas à la vérité que je
doive témérairement admettre toutes les choses que les sens semblent nous
enseigner, mais je ne pense pas aussi que je les doive toutes généralement
révoquer en doute.
Et premièrement, pource que
je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement
peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que
je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour
être certain que l'une est distincte ou différente de l'autre, parce
qu'elles peuvent être posées séparément, au moins par la toute-puissance
de Dieu; et il n'importe pas par quelle puissance cette séparation se fasse,
pour m'obliger à les juger différentes. Et partant, de cela même
que je connais avec certitude que j'existe, et que cependant je ne remarque
point qu'il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou
à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort
bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou
une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. Et quoique
peut-être (ou plutôt certainement, comme je dirai tantôt) j'aie un corps
auquel je suis très étroitement conjoint; néanmoins, pour ce que d'un
côté j'ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis
seulement une chose qui pense et non étendue, et que d'un autre j'ai une idée
distincte du corps, en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne
pense point, il est certain que ce moi, c'est-à-dire mon âme, par
laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement
distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui.
Davantage, je trouve en moi des
facultés de penser toutes particulières, et distinctes de moi, à
savoir les facultés d'imaginer et de sentir, sans lesquelles je puis bien me
concevoir clairement et distinctement tout entier, mais non pas elles sans moi,
c'est-à-dire sans une substance intelligente à qui elles soient
attachées. Car dans la notion que nous avons de ces facultés, ou (pour me
servir des termes de l'École) dans leur concept formel, elles enferment quelque
sorte d'intellection: d'où je conçois qu'elles sont distinctes de moi,
comme les figures, les mouvements, et les autres modes ou accidents des corps,
le sont des corps mêmes qui les soutiennent.
Je reconnais aussi en moi quelques
autres facultés, comme celles de changer de lieu, de se mettre en plusieurs
postures, et autres semblables, qui ne peuvent être conçues, non plus que
les précédentes, sans quelque substance à qui elles soient attachées, ni
par conséquent exister sans elles; mais il est très évident que ces
facultés, s'il est vrai qu'elles existent, doivent être attachées
à quelque substance corporelle ou étendue, et non pas à une
substance intelligente, puisque, dans leur concept clair et distinct, il y a bien
quelque sorte d'extension qui se trouve contenue, mais point du tout
d'intelligence. De plus, il se rencontre en moi une certaine faculté passive de
sentir, c'est-à-dire de recevoir et de connaître les idées des choses
sensibles; mais elle me serait inutile, et je ne m'en pourrais aucunement
servir, s'il n'y avait en moi, ou en autrui, une autre faculté active, capable
de former et produire ces idées. Or cette faculté active ne peut être en
moi en tant que je ne suis qu'une chose qui pense, vu qu'elle ne présuppose
point ma pensée, et aussi que ces idées-là me sont souvent représentées
sans que j'y contribue en aucune sorte, et même souvent contre mon gré;
il faut donc nécessairement qu'elle soit en quelque substance différente de
moi, dans laquelle toute la réalité, qui est objectivement dans les idées qui
en sont produites, soit contenue formellement ou éminemment (comme je l'ai
remarqué ci-devant). Et cette substance est ou un corps, c'est-à-dire
une nature corporelle, dans laquelle est contenu formellement et en effet tout
ce qui est objectivement et par représentation dans les idées; ou bien c'est
Dieu même, ou quelque autre créature plus noble que le corps, dans
laquelle cela même est contenu éminemment.
Or Dieu n'étant point trompeur, il
est très manifeste qu'il ne m'envoie point ces idées immédiatement par
lui-même, ni aussi par l'entremise de quelque créature, dans laquelle
leur réalité ne soit pas contenue formellement, mais seulement éminemment. Car
ne m'ayant donné aucune faculté pour connaître que cela soit, mais au contraire
une très grande inclination à croire qu'elles partent des choses
corporelles, je ne vois pas comment on pourrait l'excuser de tromperie, si en
effet ces idées partaient ou étaient produites par d'autres causes que par des
choses corporelles; et partant il faut confesser qu'il y a des choses
corporelles qui existent.
Toutefois elles ne sont
peut-être pas entièrement telles que nous les apercevons par les
sens, car cette perception des sens est fort obscure et confuse en plusieurs
choses; mais au moins faut-il avouer que toutes les choses que j'y conçois
clairement et distinctement, c'est-à-dire toutes les choses,
généralement parlant, qui sont comprises dans l'objet de la géométrie
spéculative, s'y retrouvent véritablement. Mais pour ce qui est des autres choses,
lesquelles ou sont seulement particulières, par exemple, que le soleil
soit de telle grandeur et de telle figure, etc., ou bien sont conçues moins
clairement et moins distinctement, comme la lumière, le son, la douleur,
et autres semblables, il est certain qu'encore qu'elles soient fort douteuses
et incertaines, toutefois de cela seul que Dieu n'est point trompeur, et que
par conséquent il n'a point permis qu'il pût y avoir aucune fausseté dans
mes opinions, qu'il ne m'ait aussi donné quelque faculté capable de la
corriger, je crois pouvoir conclure assurément que j'ai en moi les moyens de
les connaître avec certitude.
Et premièrement, il n'y a
point de doute que tout ce que la nature m'enseigne contient quelque vérité.
Car par la nature, considérée en général, je n'entends maintenant autre chose
que Dieu même, ou bien l'ordre et la disposition que Dieu a établie dans
les choses créées. Et par ma nature en particulier, je n'entends autre chose
que la complexion ou l'assemblage de toutes les choses que Dieu m'a données.
Or il n'y a rien que cette nature
m'enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j'ai un corps qui
est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire
quand j'ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant, je ne dois
aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque vérité.
La nature m'enseigne aussi, par ces
sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement
logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je
lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé
que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était, lorsque mon
corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis
qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul
entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans
son vaisseau; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je
connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des
sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim,
de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses
de penser, qui proviennent et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit
avec le corps.
Outre cela, la nature m'enseigne que
plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels je dois
poursuivre les uns et fuir les autres. Et certes, de ce que je sens différentes
sortes de couleurs, d'odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc.,
je conclus fort bien qu'il y a, dans les corps d'où procèdent
toutes ces diverses perceptions des sens, quelques variétés qui leur répondent,
quoique peut-être ces variétés ne leur soient point en effet semblables.
Et aussi de ce qu'entre ces diverses perceptions des sens les unes me sont
agréables et les autres désagréables, je puis tirer une conséquence tout
à fait certaine que mon corps (ou plutôt moi-même tout entier, en
tant que je suis composé du corps et de l'âme) peut recevoir diverses
commodités ou incommodités des autres corps qui l'environnent.
Mais il y a plusieurs autres choses
qu'il semble que la nature m'ait enseignées, lesquelles toutefois je n'ai pas
véritablement reçues d'elle, mais qui se sont introduites en mon esprit par une
certaine coutume que j'ai de juger inconsidérément des choses; et ainsi il peut
aisément arriver qu'elles contiennent quelque fausseté. Comme, par exemple,
l'opinion que j'ai que tout espace dans lequel il n'y a rien qui meuve, et fasse
impression sur mes sens, soit vide; que dans un corps qui est chaud, il y ait
quelque chose de semblable à l'idée de la chaleur qui est en moi; que
dans un corps blanc ou noir, il y ait la même blancheur ou noirceur que
je sens; que dans un corps amer ou doux, il y ait le même goût ou
la même saveur, et ainsi des autres; que les astres, les tours et tous
les autres corps éloignés soient de la même figure et grandeur qu'ils
paraissent de loin à nos yeux, etc.
Mais afin qu'il n'y ait rien en ceci
que je ne conçoive distinctement, je dois précisément définir ce que j'entends
proprement lorsque je dis que la nature m'enseigne quelque chose. Car je prends
ici la nature en une signification plus resserrée, que lorsque je l'appelle un
assemblage ou une complexion de toutes les choses que Dieu m'a données; vu que
cet assemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n'appartiennent
qu'à l'esprit seul, desquelles je n'entends point ici parler, en parlant
de la nature: comme, par exemple, la notion que j'ai de cette vérité, que ce
qui a une fois été fait ne peut plus n'avoir point été fait, et une infinité
d'autres semblables, que je connais par la lumière naturelle, sans
l'aide du corps, et qu'il en comprend aussi plusieurs autres qui n'appartiennent
qu'au corps seul, et ne sont point ici non plus contenues sous le nom de
nature: comme la qualité qu'il a d'être pesant, et plusieurs autres
semblables, desquelles je ne parle pas aussi, mais seulement des choses que
Dieu m'a données, comme étant composé de l'esprit et du corps. Or cette nature
m'apprend bien à fuir les choses qui causent en moi le sentiment de la
douleur, et à me porter vers celles qui me communiquent quelque
sentiment de plaisir; mais je ne vois point qu'outre cela elle m'apprenne que
de ces diverses perceptions des sens nous devions jamais rien conclure touchant
les choses qui sont hors de nous, sans que l'esprit les ait soigneusement et
mûrement examinées. Car c'est, ce me semble, à l'esprit seul, et
non point au composé de l'esprit et du corps, qu'il appartient de connaître la
vérité de ces choses-là.
Ainsi, quoiqu'une étoile ne fasse
pas plus d'impression en mon oeil que le feu d'un petit flambeau, il n'y a
toutefois en moi aucune faculté réelle ou naturelle, qui me porte à
croire qu'elle n'est pas plus grande que ce feu, mais je l'ai jugé ainsi
dès mes premières années sans aucun raisonnable fondement. Et
quoiqu'en approchant du feu je sente de la chaleur, et même que m'en
approchant un peu trop près je ressente de la douleur, il n'y a toutefois
aucune raison qui me puisse persuader qu'il y a dans le feu quelque chose de
semblable à cette chaleur, non plus qu'à cette douleur; mais
seulement j'ai raison de croire qu'il y a quelque chose en lui, quelle qu'elle
puisse être, qui excite en moi ces sentiments de chaleur ou de douleur.
De même aussi, quoiqu'il y ait
des espaces dans lesquels je ne trouve rien qui excite et meuve mes sens, je ne
dois pas conclure pour cela que ces espaces ne contiennent en eux aucun corps;
mais je vois que, tant en ceci qu'en plusieurs autres choses semblables, j'ai
accoutumé de pervertir et confondre l'ordre de la nature, parce que ces
sentiments ou perceptions des sens n'ayant été mises en moi que pour signifier
à mon esprit quelles choses sont convenables ou nuisibles au composé
dont il est partie, et jusque-là étant assez claires et assez
distinctes, je m'en sers néanmoins comme si elles étaient des règles
très certaines par lesquelles je puisse connaître immédiatement
l'essence et la nature des corps qui sont hors de moi, de laquelle toutefois
elles ne me peuvent rien enseigner que de fort obscur et confus.
Mais j'ai déjà ci-devant
assez examiné comment, nonobstant la souveraine bonté de Dieu, il arrive qu'il
y ait de la fausseté dans les jugements que je fais en cette sorte. Il se
présente seulement encore ici une difficulté touchant les choses que la nature
m'enseigne devoir être suivies ou évitées, et aussi touchant les
sentiments intérieurs qu'elle a mis en moi; car il me semble y avoir
quelquefois remarqué de l'erreur, et ainsi que je suis directement trompé par
ma nature. Comme, par exemple, le goût agréable de quelque viande, en
laquelle on aura mêlé du poison, peut m'inviter à prendre ce
poison, et ainsi me tromper. Il est vrai toutefois qu'en ceci la nature peut
être excusée, car elle me porte seulement à désirer la viande dans
laquelle se rencontre une saveur agréable, et non point à désirer le
poison, lequel lui est inconnu; de façon que je ne puis conclure de ceci autre
chose, sinon que ma nature ne connaît pas entièrement et universellement
toutes choses: de quoi certes il n'y a pas lieu de s'étonner, puisque l'homme,
étant d'une nature finie, ne peut aussi avoir qu'une connaissance d'une
perfection limitée.
Mais nous nous trompons aussi assez
souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés
par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu'ils désirent de boire ou de
manger des choses qui leur peuvent nuire. On dira peut-être ici que ce
qui est cause qu'ils se trompent, est que leur nature est corrompue; mais cela
n'ôte pas la difficulté, parce qu'un homme malade n'est pas moins véritablement
la créature de Dieu, qu'un homme qui est en pleine santé; et partant il répugne
autant a la bonté de Dieu, qu'il ait une nature trompeuse et fautive, que
l'autre. Et comme une horloge, composée de roues et de contrepoids, n'observe
pas moins exactement toutes les lois de la nature, lorsqu'elle est mal faite,
et qu'elle ne montre pas bien les heures, que lorsqu'elle satisfait
entièrement au désir de l'ouvrier; de même aussi, si je
considère le corps de l'homme comme étant une machine tellement bâtie et
composée d'os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu'encore
bien qu'il n'y eût en lui aucun esprit, il ne lairrait pas de se mouvoir
en toutes les mêmes façons qu'il fait à présent, lorsqu'il ne se
meut point par la direction de sa volonté, ni par conséquent par l'aide de
l'esprit, mais seulement par la disposition de ses organes, je reconnais
facilement qu'il serait aussi naturel à ce corps, étant, par exemple,
hydropique, de souffrir la sécheresse du gosier, qui a coutume de signifier
à l'esprit le sentiment de la soif, et d'être disposé par cette
sécheresse à mouvoir ses nerfs et ses autres parties, en la façon qui
est requise pour boire, et ainsi d'augmenter son mal et se nuire à
soi-même, qu'il lui est naturel, lorsqu'il n'a aucune indisposition,
d'être porté à boire pour son utilité par une semblable sécheresse
du gosier. Et quoique, regardant à l'usage auquel l'horloge a été destinée
par son ouvrier, je puisse dire qu'elle se détourne de sa nature lorsqu'elle ne
marque pas bien les heures; et qu'en même façon, considérant la machine
du corps humain comme ayant été formée de Dieu pour avoir en soi tous les
mouvements qui ont coutume d'y être, j'aie sujet de penser qu'elle ne
suit pas l'ordre de sa nature quand son gosier est sec, et que le boire nuit
à sa conservation; je reconnais toutefois que cette dernière
façon d'expliquer la nature est beaucoup différente de l'autre. Car celle-ci
n'est autre chose qu'une simple dénomination, laquelle dépend
entièrement de ma pensée, qui compare un homme malade et une horloge mal
faite, avec l'idée que j'ai d'un homme sain et d'une horloge bien faite, et
laquelle ne signifie rien qui se retrouve en effet dans la chose dont elle se
dit; au lieu que, par l'autre façon d'expliquer la nature, j'entends quelque
chose qui se rencontre véritablement dans les choses, et partant qui n'est
point sans quelque vérité.
Mais certes quoique au regard du
corps hydropique, ce ne soit qu'une dénomination extérieure, lorsqu'on dit que
sa nature est corrompue, en ce que, sans avoir besoin de boire, il ne laisse
pas d'avoir le gosier sec, et aride; toutefois, au regard de tout le composé,
c'est-à-dire de l'esprit ou de l'âme unie à ce corps, ce n'est
pas une pure dénomination, mais bien une véritable erreur de nature, en ce
qu'il a soif, lorsqu'il lui est très nuisible de boire; et partant il
reste encore à examiner comment la bonté de Dieu n'empêche pas que
la nature de l'homme, prise de cette sorte, soit fautive et trompeuse.
Pour commencer donc cet examen, je
remarque ici premièrement, qu'il y a une grande différence entre
l'esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible,
et que l'esprit est entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je
considère mon esprit, c'est-à-dire moi-même en tant que je
suis seulement une chose qui pense, je n'y puis distinguer aucunes parties,
mais je me conçois comme une chose seule, et entière. Et quoique tout
l'esprit semble être uni à tout le corps, toutefois un pied, ou un
bras, ou quelqu'autre partie étant séparée de mon corps, il est certain que pour
cela il n'y aura rien de retranché de mon esprit. Et les facultés de vouloir,
de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas proprement être dites ses
parties: car le même esprit s'emploie tout entier à vouloir, et
aussi tout entier à sentir, à concevoir, etc. Mais c'est tout le
contraire dans les choses corporelles ou étendues: car il n'y en a pas une que
je ne mette aisément en pièces par ma pensée, que mon esprit ne divise
fort facilement en plusieurs parties et par conséquent que je ne connaisse
être divisible. Ce qui suffirait pour m'enseigner que l'esprit ou l'âme
de l'homme est entièrement différente du corps, si je ne l'avais
déjà d'ailleurs assez appris.
Je remarque aussi que l'esprit ne
reçoit pas immédiatement l'impression de toutes les parties du corps, mais
seulement du cerveau, ou peut-être même d'une de ses plus petites
parties, à savoir de celle où s'exerce cette faculté qu'ils
appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu'elle est disposée de
même façon, fait sentir la même chose à l'esprit, quoique
cependant les autres parties du corps puissent être diversement
disposées, comme le témoignent une infinité d'expériences, lesquelles il n'est
pas ici besoin de rapporter.
Je remarque, outre cela, que la
nature du corps est telle, qu'aucune de ses parties ne peut être mue par
une autre partie un peu éloignée, qu'elle ne le puisse être aussi de la
même sorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoique cette
partie plus éloignée n'agisse point. Comme, par exemple, dans la corde A B C D
qui est toute tendue, si l'on vient à tirer et remuer la dernière
partie D, la première A ne sera pas remuée d'une autre façon, qu'on la
pourrait aussi faire mouvoir, si on tirait une des parties moyennes, B ou C, et
que la dernière D demeurât cependant immobile. Et en même façon,
quand je ressens de la douleur au pied, la physique m'apprend que ce sentiment
se communique par le moyen des nerfs dispersés dans le pied, qui se trouvant
étendus comme des cordes depuis là jusqu'au cerveau, lorsqu'ils sont tirés
dans le pied, tirent aussi en même temps l'endroit du cerveau d'où
ils viennent et auquel ils aboutissent, et y excitent un certain mouvement, que
la nature a institué pour faire sentir de la douleur à l'esprit, comme
si cette douleur était dans le pied. Mais parce que ces nerfs doivent passer
par la jambe, par la cuisse, par les reins, par le dos et par le col, pour
s'étendre depuis le pied jusqu'au cerveau, il peut arriver qu'encore bien que
leurs extrémités qui sont dans le pied ne soient point remuées, mais seulement
quelques-unes de leurs parties qui passent par les reins ou par le col, cela
néanmoins excite les mêmes mouvements dans le cerveau, qui pourraient y
être excités par une blessure reçue dans le pied, en suite de quoi il sera
nécessaire que l'esprit ressente dans le pied la même douleur que s'il y
avait reçu une blessure. Et il faut juger le semblable de toutes les autres
perceptions de nos sens.
Enfin je remarque que, puisque de
tous les mouvements qui se font dans la partie du cerveau dont l'esprit reçoit
immédiatement l'impression, chacun ne cause qu'un certain sentiment, on ne peut
rien en cela souhaiter ni imaginer de mieux, sinon que ce mouvement fasse
ressentir à l'esprit, entre tous les sentiments qu'il est capable de
causer, celui qui est le plus propre et le plus ordinairement utile à la
conservation du corps humain, lorsqu'il est en pleine santé. Or l'expérience
nous fait connaître, que tous les sentiments que la nature nous a donnés sont
tels que je viens de dire; et partant, il ne se trouve rien en eux, qui ne
fasse paraître la puissance et la bonté de Dieu qui les a produits.
Ainsi, par exemple, lorsque les
nerfs qui sont dans le pied sont remués fortement, et plus qu'à
l'ordinaire, leur mouvement, passant par la moelle de l'épine du dos jusqu'au
cerveau, fait une impression à l'esprit qui lui fait sentir quelque
chose, à savoir de la douleur, comme étant dans le pied, par laquelle
l'esprit est averti et excité à faire son possible pour en chasser la
cause, comme très dangereuse et nuisible au pied.
Il est vrai que Dieu pouvait établir
la nature de l'homme de telle sorte, que ce même mouvement dans le
cerveau fît sentir toute autre chose à l'esprit: par exemple, qu'il se
fît sentir soi-même, ou en tant qu'il est dans le cerveau, ou en tant
qu'il est dans le pied, ou bien en tant qu'il est en quelque autre endroit
entre le pied et le cerveau, ou enfin quelque autre chose telle qu'elle peut
être; mais rien de tout cela n'eût si bien contribué à la
conservation du corps, que ce qu'il lui fait sentir.
De même, lorsque nous avons
besoin de boire, il naît de là une certaine sécheresse dans le gosier,
qui remue ses nerfs, et par leur moyen les parties inférieures du cerveau; et
ce mouvement fait ressentir à l'esprit le sentiment de la soif, parce
qu'en cette occasion-là il n'y a rien qui nous soit plus utile que de
savoir que nous avons besoin de boire pour la conservation de notre santé, et
ainsi des autres.
D'où il est
entièrement manifeste que, nonobstant la souveraine bonté de Dieu, la
nature de l'homme, en tant qu'il est composé de l'esprit et du corps, ne peut
qu'elle ne soit quelquefois fautive et trompeuse.
Car s'il y a quelque cause qui
excite, non dans le pied, mais en quelqu'une des parties du nerf qui est tendu
depuis le pied jusqu'au cerveau, ou même dans le cerveau, le même
mouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira
de la douleur comme si elle était dans le pied, et le sens sera naturellement
trompé; parce qu'un même mouvement dans le cerveau ne pouvant causer en
l'esprit qu'un même sentiment, et ce sentiment étant beaucoup plus
souvent excité par une cause qui blesse le pied que par une autre qui soit
ailleurs, il est bien plus raisonnable qu'il porte à l'esprit la douleur
du pied que celle d'aucune autre partie. Et quoique la sécheresse du gosier ne
vienne pas toujours, comme a l'ordinaire, de ce que le boire est nécessaire
pour la santé du corps, mais quelquefois d'une cause toute contraire, comme
expérimentent les hydropiques, toutefois il est beaucoup mieux qu'elle trompe
en ce rencontre-là, que si, au contraire, elle trompait toujours lorsque
le corps est bien disposé, et ainsi des autres.
Et certes, cette considération me
sert beaucoup non seulement pour reconnaître toutes les erreurs auxquelles ma
nature est sujette, mais aussi pour les éviter ou pour les corriger plus
facilement: car sachant que tous mes sens me signifient plus ordinairement le
vrai que le faux, touchant les choses qui regardent les commodités où
incommodités du corps, et pouvant presque toujours me servir de plusieurs
d'entre eux pour examiner une même chose, et outre cela, pouvant user de
ma mémoire pour lier et joindre les connaissances présentes aux passées, et de
mon entendement qui a déjà découvert toutes les causes de mes erreurs,
je ne dois plus craindre désormais qu'il se rencontre de la fausseté dans les
choses qui me sont le plus ordinairement représentées par mes sens. Et je dois
rejeter tous les doutes de ces jours passés comme hyperboliques et ridicules,
particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que
je ne pouvais distinguer de la veille: car à présent j'y rencontre une
très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et
joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie,
ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant
éveillés. Et, en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaissait tout
soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en
dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d'où il viendrait, ni
où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre
ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s'y
forment quand je dors, plutôt qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aperçois des
choses dont je connais distinctement et le lieu d'où elles viennent, et
celui où elles sont, et le temps auquel elles m'apparaissent, et que,
sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j'en ai, avec la suite
du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en
veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de
la vérité de ces choses-là, si après avoir appelé tous mes sens,
ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapporté par
aucun d'eux, qui ait de la répugnance avec ce qui m'est rapporté par les
autres. Car de ce que Dieu n'est point trompeur, il suit nécessairement que je
ne suis point en cela trompé.
Mais parce que la nécessité des
affaires nous oblige souvent à nous déterminer, avant que nous ayons eu
le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de
l'homme est sujette à faillir fort souvent dans les choses
particulières; et enfin il faut reconnaître l'infirmité et la faiblesse
de notre nature.